À propos de la loi travail : vers une exigence de bonne foi
3 juin 2016
La loi travail s’inscrit dans un mouvement de refonte du droit social engagé depuis de nombreuses années. Il vise à développer des relations employeur/salarié qui relèvent d’un choix de société. De la cohérence d’ensemble dépend leur effet possible sur le redressement de notre situation économique.
Jacques Uso, associé du cabinet d’avocats Lawsen, nous livre son point de vue et son analyse sur le sujet.
Au moment où nous écrivons ces lignes le projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs n’a pas encore été débattu à l’Assemblée nationale et n’a pas été soumis à l’exercice des amendements. Il a, par contre, fait l’objet de très nombreux commentaires par les personnalités du monde politique et des médias et par les représentants des organisations patronales et des syndicats de salariés. Les critiques sont parfois vives et empruntent des voies de contestation qui peuvent être virulentes. Cette agitation autour d’un texte juridique illustre, si besoin était, que le droit du travail est devenu un droit politique et économique qui pèse sur le résultat d’une élection présidentielle et peut être un élément déterminant d’une meilleure santé économique et financière de nos entreprises et de la nation…
Permettre aux entreprises de réagir avec agilité
Cette dimension du droit du travail s’est exprimée pour la première fois avec les lois Aubry qui, en 1998 et 2000, dans une vision malthusienne, organisaient le partage du travail pour réduire le chômage. Quelques années plus tard, le projet de loi instituant le contrat première embauche (CPE), adopté par le parlement le 31 mars 2006, a clairement mis en difficulté un gouvernement. Les mouvements étudiants, soutenus par des partis politiques et la plupart des syndicats de salariés, qui s’ensuivirent, amenèrent le premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, à annoncer que les conditions n’étaient pas réunies pour que le CPE s’applique ; la loi, qui apportait une nouvelle souplesse aux entreprises et dont l’intention déclarée était de réduire le chômage des jeunes, fut retirée.
On peut observer que, depuis cette péripétie, les gouvernements successifs de tous bords voient dans le droit du travail un levier de développement de l’emploi. Pour y parvenir, ils s’intéressent aux relations du travail aussi bien collectives qu’individuelles et vont chercher dans ces relations entre personnes, ces relations humaines, les ressorts qui vont changer les comportements. L’entrepreneur prendrait alors le risque d’investir et faire prospérer son entreprise en s’appuyant sur des salariés informés, comprenant les enjeux économiques, prêts à accepter mobilité professionnelle et restriction de leur niveau de vie pour assurer à l’entreprise une marge suffisante.
Ainsi depuis près d’une dizaine d’années, Xavier, Emmanuel, François, Jean-Denis, Myriam, et les autres, ont incarné des réformes qui ont contribué progressivement à : désengager le législateur ; bouleverser la hiérarchie des normes ; développer la liberté normative au niveau de l’entreprise ; informer, former et sécuriser les représentants du personnel ; donner du poids à la négociation locale ; clarifier et simplifier la gouvernance des relations sociales dans l’entreprise ; sécuriser les parcours professionnels interentreprises. Ce mouvement, qui transcende les orientations politiques, repose sur l’espoir que les décisions négociées, donc partagées, prises au plus près des évolutions du marché ou des contraintes économiques, permettront aux entreprises de réagir avec davantage de précision, de force et de succès. Certains parlent d’agilité.
Loi travail : des mesures significatives
La future loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs est une étape majeure dans ce processus. Le projet de loi est organisé en sept titres. Nous nous garderons de commenter les 588 pages du dossier remis à l’Assemblée nationale. Elles ont dû rebuter nombre de commentateurs, comme il ressort des erreurs et contre-vérités annoncées avec aplomb. Nous rappelons ci-après, sans jugement de valeur, l’organisation du texte, son ambition, et quelques mesures parmi les plus significatives.
Le titre I est consacré à la refondation du droit du travail. Il définit les jalons de la refonte du code et plus particulièrement les principes essentiels du droit du travail, arrêtés à droit constant par le comité présidé par Robert Badinter. Ces principes devront être respectés par la commission de refondation du code du travail qui a la charge, en deux ans, d’organiser le droit du travail autour de normes incontournables (d’ordre public), de celles négociables dans les branches ou les entreprises et de règles supplétives si la négociation n’aboutit pas. C’est dans ce titre qu’est mentionné le principe, très commenté, de libre expression des convictions, y compris religieuses. Ce texte reprend la position de la jurisprudence qui pose le principe de la liberté d’expression, mais aussi ses limites. Pour les entreprises privées il aurait été plus simple de légiférer pour étendre l’interdiction de l’expression de convictions religieuses posée pour les services publics, les entreprises privées gérant des services publics, les entreprises de tendance et les entreprises neutres comme les crèches. Parmi ces dizaines de principes sont rappelés le droit à la dignité et à la santé, le respect de la vie privée, l’égalité professionnelle, la recherche de l’équilibre vie professionnelle/vie privée. Le pouvoir de direction de l’employeur est également rappelé avec sa limite, le principe de proportionnalité des restrictions apportées aux libertés individuelles et collectives. Il est aussi rappelé que le contrat de travail s’exécute de bonne foi, nous y reviendrons.
Le deuxième chapitre du titre I est consacré à la réécriture des dispositions du code du travail relatives au temps de travail, prenant en compte, pour l’essentiel, les positions actuelles de la jurisprudence et les assouplissant parfois comme, par exemple, en ce qui concerne les forfaits annuels en jours. Il est en effet prévu que, si l’accord d’entreprise ou de branche est incomplet, la convention de forfait reste valable si l’employeur met en place un système déclaratif des journées travaillées, s’assure d’une charge de travail compatible avec les temps de repos et réalise un entretien annuel.
La question des forfaits jours est évoquée également plus loin dans le texte, dans le titre III. L’article 26 annonce une concertation sur l’évaluation de la charge de travail des salariés en forfait jours, sur la prise en compte des pratiques liées aux outils numériques pour mieux articuler vie personnelle et vie professionnelle, ainsi que sur l’opportunité et, le cas échéant, les modalités du fractionnement du repos quotidien ou hebdomadaire de ces salariés. L’absence de maîtrise des conséquences de l’organisation en forfaits jours est l’un des facteurs du développement des burn-outs qui, au-delà du coût social, représentent un coût croissant pour l’entreprise et les organismes de prévoyance. Cette concertation aura des enjeux humain, managérial et économique.
Des modifications sensibles des relations sociales
Le titre II contient les dispositions relatives à la négociation collective. Il fait la promotion de l’accord de méthode et comprend des dispositions visant à renforcer la lisibilité, la publicité et les bonnes pratiques en matière de négociation collective. Il est prévu, par exemple, que les accords contiennent un préambule présentant leurs objectifs et leur contenu, définissent leurs conditions de suivi et comportent des clauses de rendez-vous. Sont arrêtées également des mesures de simplification. Il est ainsi mentionné que les accords à durée déterminée arrivant à échéance cessent de produire leurs effets. Le texte ouvre ensuite la possibilité de réviser des accords d’entreprise par des modalités de négociation dérogatoire, comme un élu mandaté en l’absence de délégué syndical représentant un syndicat ayant signé l’accord. Au-delà, les entreprises dépourvues de délégué syndical pourront négocier avec un salarié mandaté sur tous les thèmes ouverts à la négociation d’entreprise. Enfin, il prévoit deux types d’accord en cas de transfert d’entreprise. D’une part, les accords d’anticipation qui se substituent aux conventions et accords mis en cause et, d’autre part, les accords d’harmonisation qui visent à réviser les conventions et accords applicables dans l’entreprise ou l’établissement d’accueil.
Ce texte réforme les règles de la représentativité patronale et instaure le principe des accords majoritaires. Les accords d’entreprise devront être signés par des organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés, décomptés dorénavant parmi ceux obtenus uniquement par les organisations représentatives. En cas d’impossibilité d’aboutir à un accord majoritaire, des organisations syndicales de salariés représentant plus de 30 % des suffrages pourront demander l’organisation d’une consultation directe des salariés. Passé un délai de huit jours, si un accord majoritaire reste impossible, l’accord est soumis à l’approbation des salariés. Cette nouvelle règle de validité des accords s’appliquera dès l’entrée en vigueur de la loi en matière de durée du travail, de repos et de congés. Pour les accords collectifs intervenant dans d’autres matières (à l’exception des accords de maintien de l’emploi), elle s’appliquera, au plus tard, à l’issue des travaux de refonte du code du travail, soit septembre 2019.
S’ensuivent des dispositions confortant les accords de groupe et clarifiant la combinaison accord de groupe, d’entreprise, d’établissement. Ces dispositions sont de nature à modifier sensiblement les relations sociales dans les entreprises. Elles peuvent se traduire par un recul des syndicats antagonistes et de la posture de rejet quasi systématique de la politique contractuelle ou, à l’inverse, par un renforcement de l’activisme pour peser sur le vote des salariés. L’échéance est très proche et les entreprises doivent engager une réflexion sur le devenir de leurs relations sociales et, le cas échéant, en développer rapidement une nouvelle politique de gestion, d’autant que des moyens complémentaires sont apportés aux représentants du personnel. Le nombre d’heures de délégation est majoré pour les délégués syndicaux, le comité d’entreprise peut financer un expert pour accompagner le CHSCT et allouer une partie de son budget de fonctionnement au financement de la formation des délégués du personnel et des délégués syndicaux.
CPA et droit à la déconnexion
Enfin, dans le titre III, l’article 27, après avoir rappelé qu’un accord d’entreprise peut définir les conditions et les modalités de diffusion des informations syndicales à travers les outils numériques disponibles dans l’entreprise ajoute, qu’à défaut d’accord, les organisations syndicales satisfaisant aux critères de respect des valeurs républicaines et d’indépendance, légalement constituée depuis au moins deux ans et dont le champ professionnel et géographique couvre celui de l’entreprise ou de l’établissement peuvent mettre à disposition des salariés des publications et tracts sur un site syndical, accessible à partir de l’intranet de l’entreprise lorsqu’il existe, sous réserve de ne pas porter atteinte aux exigences de bon fonctionnement et de sécurité du réseau informatique de l’entreprise, de ne pas entraver l’accomplissement normal du travail et de préserver la liberté de choix des salariés d’accepter ou de refuser un message.
Le titre III est consacré au compte personnel d’activité (CPA) et à la prise en compte, dans les relations de travail et l’exécution du travail, du développement des technologies de communication et de traitement de l’information. Le compte personnel d’activité est constitué du compte personnel de formation, du compte personnel de prévention de la pénibilité et du compte engagement citoyen (qui recense les activités bénévoles ou de volontariat et permet d’acquérir des heures de formation ou des jours d’absence). Outre les formations aujourd’hui éligibles au CPF, les titulaires du CPA pourront accéder à l’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience, à l’accompagnement à la création d’entreprise et au bilan de compétences. Le chapitre 2 consacre le droit à la déconnexion des salariés, insistant sur les contraintes que font peser sur les salariés les outils numériques et la nécessité de garantir l’effectivité du droit au repos, tout particulièrement pour les salariés au forfait jour. Ce droit à la déconnexion doit être organisé par accord d’entreprise ou dans le cadre d’une charte soumise à la consultation des représentants du personnel. S’ensuit l’annonce d’une concertation sur les forfaits jours et le développement du télétravail, puis des dispositions libéralisant le vote électronique.
Bonne foi et loyauté ne sont pas des faiblesses
Le titre IV est intitulé Favoriser l’emploi. Il renforce l’information des TPE/PME et crée, à leur attention, un dispositif d’accords type de branche directement applicables dans l’entreprise. Les dispositions relatives au licenciement pour motifs économiques ont été largement commentées, il s’agit pour l’essentiel de caractériser les difficultés économiques par des périodes de baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, ou de cumul de pertes d’exploitation, ou encore une importante dégradation de la trésorerie. L’appréciation des difficultés économiques se fait au niveau national et non plus au niveau de la branche dans le groupe. Nous citerons enfin pour mémoire les dispositions visant à renforcer l’apprentissage, celles relatives au portage salarial et groupements d’employeurs, à la médecine du travail (titre V), au détachement illégal (titre VI), à la prolongation du plan de transformation des emplois de contrôleur du travail en inspecteur du travail, aux indus et aux périodes non déclarées pour les allocations d’assurance-chômage (titre VII). Il peut être observé que cet ensemble s’inscrit dans les évolutions citées précédemment et les consolide, qu’il s’agisse : de la décentralisation normative avec son corollaire, le renforcement de la légitimité des accords d’entreprise et des moyens des représentants du personnel dont la formation ; de la simplification ou, du moins, la clarification du motif économique justifiant des licenciements, avec son corollaire la sécurisation des parcours professionnels ; du rappel du pouvoir d’organisation de l’employeur avec son corollaire le respect, proportionnel aux enjeux de l’entreprise, des libertés individuelles et collectives.
Si des dosages peuvent être discutés de-ci de-là, selon les intérêts que l’on croît défendre, le tout est opérationnel et laisse peu de place à l’interprétation. Toutefois les rédacteurs ont ressenti la nécessité de faire appel à une notion complémentaire qui sous-tend le dispositif. Parmi les principes ils rappellent, à l’article 1er du projet de loi, que le contrat de travail se forme et s’exécute de bonne foi (douzième principe). À l’article 30, ils prennent la précaution de mentionner que les difficultés économiques créées artificiellement à la seule fin de procéder à des suppressions d’emplois ne peuvent constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement pour motif économique. Enfin, le premier chapitre du titre II est intitulé Des règles de négociation plus souples et le renforcement de la loyauté de la négociation. Les messages véhiculés par le film Merci patron !, de François Ruffin, illustrent ce besoin de précautions. On y voit se mettre en place et se développer une négociation basée sur la mauvaise foi, proche du chantage, pratique condamnable justifiée par l’initiateur par le comportement antérieur de l’employeur. Dans cet exemple, la relation salarié/employeur, à laquelle les textes veulent donner un renouveau, est fondée sur la défiance et le mensonge. Nous ne saurons jamais si ce couple dans la détresse aurait pu solliciter la compassion ou le sens de la responsabilité sociale de leur ancien employeur et obtenir une aide en toute bonne foi de part et d’autre.
Au final, la question se pose de l’existence d’un risque particulier à privilégier la bonne foi. La réponse est d’importance. Des relations sociales bâties sur la défiance et la mauvaise foi renvoient au rapport de force, à la posture, au rejet de l’autre. L’exercice du pouvoir de direction repose, alors, sur le contrôle et la contrainte et s’accommode mal des nouvelles organisations comme le télétravail. À l’inverse, des relations sociales dominées par la bonne foi font appel à la considération mutuelle, la prise en compte de l’intérêt de l’autre, a minima de l’intérêt commun, l’écoute, la confiance, le respect des engagements. Les relations sociales sont alors collaboratives. Le choix individuel entre bonne et mauvaise foi, loyauté et déloyauté, peut ainsi profondément modifier une société. La bonne foi et la loyauté ne sont pas définies par les textes. Selon le Grand Robert, une définition communément admise de la bonne foi est « la croyance qu’a une personne de se trouver dans une situation conforme au droit, et la conscience d’agir sans léser les droits d’autrui » ; celle de la loyauté est « la fidélité à tenir ses engagements, à respecter les lois, les conventions qu’on a librement acceptées, à obéir aux règles de l’honneur et de la probité » ; l’honneur est le « bien moral qui correspond au sentiment de mériter la considération et de garder le droit à sa propre estime » ; la probité la « vertu qui consiste à observer scrupuleusement les règles de la morale sociale, les devoirs imposés par l’honnêteté et la justice ».
La loyauté et la bonne foi ne sont pas des faiblesses et n’empêchent pas la lucidité. Être de bonne foi et loyal n’interdit pas d’identifier et contrer les actes déloyaux d’un partenaire de négociation de mauvaise foi. Les relations sociales s’inscrivent dans l’histoire de l’entreprise, de la relation entre les dirigeants et les représentants du personnel et de la relation entre les dirigeants et le personnel. Sur la durée, la bonne foi et la loyauté construisent la crédibilité, parce qu’une limite de négociation arrêtée de bonne foi sera défendue fermement, alors que des arguments pourront faire céder sur celle annoncée par jeu.
La source de nouveaux contentieux
Pour accompagner de longue date les entreprises dans leurs négociations sociales, nous avons pu relever que, lors de l’usage du rapport de forces, les représentants du personnel veillent, sauf exception, à ne pas nuire aux intérêts fondamentaux de l’entreprise. L’usage du rapport de forces est, alors, une forme de test de la bonne foi et de loyauté et le résultat est d’autant plus destructeur que le doute est important. Les négociateurs sociaux peuvent, ainsi, faire le pari de la bonne foi et de la loyauté. Cela ne présente pas davantage de risques qu’une posture de mauvaise foi. Ils ont à y gagner, avec le temps, de la confiance, des relations collaboratives et une baisse de la conflictualité. Dans le nouveau dispositif de relations sociales, tel qu’il se définira en application de cette loi, ils pourront aboutir à des mesures d’adaptation sociale propres à chaque entreprise et à chaque moment de son histoire.
Dans le cas contraire, quels que soient les textes, les difficultés perdureront. Ainsi, en l’absence de bonne foi, un plafonnement des indemnités de licenciement sera contourné par de nouvelles stratégies visant à faire reconnaître d’autres préjudices, qui pourront être suivies par les magistrats si son application est perçue comme injuste. Il est d’ailleurs probable que ce texte soit la source de nouveaux contentieux et que les magistrats soient sollicités pour en assurer l’esprit ; lourde tâche. En effet, les concessions obtenues dans le cadre de relations sociales de bonne foi, doivent en toute logique faire l’objet d’une reconnaissance future quand l’entreprise en a la capacité économique et financière. Une reconnaissance insuffisante démontrerait que les négociations initiales n’étaient pas loyales. A l’inverse, la menace prématurée de l’usage du rapport de force peut relever d’une forme de chantage et ne pas s’inscrire dans l’exigence de loyauté et de bonne foi des textes. Pour que ces fondements juridiques primordiaux en démocratie aient une application généralisée, il semble utile que ceux qui sont à leur origine, les dirigeants politiques, donnent le ton.
Jacques Uso
Office et Culture n°40, juin 2016