Réforme du code du travail 2017 : quelles perspectives pour les entreprises ? (1/2)
21 septembre 2017
Gouverner c’est prévoir, avait compris le publiciste Émile de Girardin, créateur il y a plus de 180 ans de la presse bon marché. Prévoir nécessite de s’appuyer sur les enseignements du passé pour anticiper le futur. Les ordonnances réformant le code du travail ne sont qu’une étape d’une évolution engagée il y a de nombreuses d’années. Les chemins sur lesquels elles mènent les entreprises, directions, salariés, représentants élus et syndicats, ne sont pas nécessairement ceux qui font l’objet de la médiatisation. Leur choix, en réalité, ne dépend pas d’une volonté gouvernementale, mais de celle des partenaires sociaux et de leur capacité à dialoguer.
À l’heure à laquelle nous écrivons ces lignes, le texte définitif des ordonnances n’est pas connu. Toutefois, les débats parlementaires sont terminés et la concertation avec les syndicats touche à sa fin. Si le détail des mesures n’est pas figé, la nature des modifications est identifiée et l’incertitude ne porte que sur la position de certains curseurs. Ceux qui resteront en retrait feront probablement l’objet d’ajustements ultérieurs, comme l’a rappelé le ministre du Travail en conclusion des débats devant l’Assemblée nationale : « Ce premier projet de loi n’est qu’un début : il a vocation à rénover en profondeur notre modèle social tout en s’appuyant sur nos valeurs historiques. Suivront les projets de loi relatifs au code du travail, à l’assurance-chômage, au pouvoir d’achat, à la formation professionnelle, à l’apprentissage et aux retraites ». Cette modification du code du travail s’inscrit, en effet, dans une série d’évolutions successives qui se poursuivra très probablement après l’automne. Elles remettent en cause la nature des relations sociales et la construction juridique débutée avec Waldeck-Rousseau, le 21 mars 1884.
Une relation antagoniste qui fait appel au rapport de forces
L’histoire du syndicalisme est émaillée de luttes opposant le salariat au patronat. Cet antagonisme est consubstantiel à la naissance du mouvement syndical et à son développement. Les avancées sociales ont été actées dans les lois, les conventions collectives, les accords interprofessionnels, les accords d’entreprise. Le repos hebdomadaire, les congés payés, la durée du travail, la sécurité, les conditions de travail, les avantages collectifs, le SMIG puis le SMIC, sont le résultat de cette relation antagoniste qui a souvent fait appel au rapport de forces. Il s’agissait d’obtenir de nouveaux avantages pour les salariés. Le principe de faveur garantissait que le rapport de forces local ne pouvait pas aboutir à des mesures moins favorables aux salariés que celles définies par la norme supérieure. Les salariés et leurs représentants demandaient, les employeurs et leurs représentants résistaient. Il était audacieux pour le pouvoir politique de tenter de réduire certains avantages. Ainsi, le Premier ministre qui avait soutenu le projet de loi instituant le contrat première embauche (CPE), adopté par le parlement le 31 mars 2006, avait-il été contraint d’annoncer, au final, que les conditions n’étaient pas réunies pour que le CPE s’applique, alors que l’intention déclarée était de réduire le chômage des jeunes.
Depuis cette péripétie les gouvernements successifs, de tous bords, recherchent dans le droit du travail un levier de développement de l’emploi. Pour y parvenir, de nombreux ministres du Travail ont incarné des réformes qui ont contribué progressivement à désengager le législateur, bouleverser la hiérarchie des normes, développer la liberté normative au niveau de l’entreprise, former et sécuriser les représentants du personnel, les informer, donner du poids à la négociation locale, clarifier et simplifier la gouvernance des relations sociales dans l’entreprise, sécuriser les parcours professionnels.
Nous ne ferons qu’évoquer l’ordonnance du 16 janvier 1982 (déjà une ordonnance !), qui autorisait un accord collectif à mettre en œuvre, dans un champ certes restreint, une solution moins favorable que la loi. Elle n’a quasiment pas été suivie d’effet. La loi du 4 août 2004 a donné la liberté, sous certaines conditions, à un accord de rang inférieur de déroger à un accord de rang supérieur. Dans le prolongement, les articles 2253-1 et 2253-3 du code du travail posaient pour principe qu’un accord d’entreprise peut déroger à des conventions de branche ou accords professionnels ou interprofessionnels dans un sens moins favorable au salarié, quelques domaines restant toutefois protégés comme les minimas salariaux, les classifications, ou les dispositifs de prévoyance. En revanche, il était possible de négocier, par exemple, sur l’indemnité de fin de contrat, la fixation de la période d’essai ou la suppression de l’indemnité de fin de mission dans le travail temporaire, la dérogation au repos quotidien, la dérogation à la durée du travail, le contingent d’heures supplémentaires, les taux de majoration des heures supplémentaires, la réduction du délai de prévenance… En ce sens, selon l’administration du travail (circulaire DRT n° 09 du 22 septembre 2004), il appartenait aux signataires d’un accord interprofessionnel (signé après la loi de 2004) de déterminer, clause par clause, le caractère supplétif ou impératif de la disposition. Lorsque l’accord était silencieux, les accords de niveau inférieur pouvaient librement y déroger.
Modifier le poids des sources du droit du travail
Ainsi, le ministre du Travail actuel peut affirmer, le 10 juillet, lors des débats parlementaires : « Non, il n’y a pas d’inversion de la hiérarchie des normes. Simplement nous distinguons enfin clairement ce qui relève du champ de la loi – les droits et principes fondamentaux – de ce qui n’a pas à être défini de façon extrêmement précise par la loi, ni même par la branche ». En effet, le principe de l’inversion de la hiérarchie des normes est effectif dans la loi depuis 2004. Dans la réforme en cours, le législateur distingue trois niveaux. Au premier niveau, explique le ministre du Travail : « les accords de branche priment impérativement sur les accords d’entreprise. (…) Le deuxième bloc est constitué des domaines pour lesquels la branche peut décider de primer sur les accords d’entreprise. Sont concernés la prévention des risques professionnels, la prévention de la pénibilité, le handicap, les conditions et les moyens d’exercice d’un mandat syndical, la reconnaissance des compétences acquises et les évolutions de carrière. Le troisième bloc, qui relève de l’accord d’entreprise, est constitué par les domaines qui ne figurent pas dans les deux blocs précédents », ou par ceux qui y figurent et dont la branche ne s’est pas saisie. Les accords d’entreprise devront alors respecter les règles d’ordre public défi- nies par la loi.
Depuis plus de dix ans, les gouvernements successifs, de tous bords, recherchent dans le droit du travail un levier de développement de l’emploi.
La question qui se pose est celle de l’équilibre entre la liberté normative donnée à l’entreprise et la protection que peuvent représenter des normes fixées au niveau professionnel ou national. Les évolutions engagées depuis 2004 augmentent la responsabilité des partenaires sociaux, au niveau professionnel et dans les entreprises. Le bon exercice de cette responsabilité nécessite des relations sociales collaboratives. L’observation de la réalité peut laisser dubitatif.
À titre d’illustration, le modèle qui émergeait suite au développement de l’économie numérique s’est avéré, au final, anachronique. La relation B to B que la plateforme Uber a mise en place avec les chauffeurs est vite apparue comme un détournement de la relation employeur/salarié, sanctionné par l’administration sociale et par la contestation collective des chauffeurs. Il ressort que l’espace de liberté contractuelle de relations collaboratives, créé par cette nouvelle économie a été ignoré par Uber qui s’est figé dans une relation antagoniste évoquant le début de l’industrialisation. L’exemple d’Uber montre que, quel que soit le cadre juridique et aussi souple soit-il, la mise en place de relations sociales responsables et collaboratives dépend exclusivement de la maturité sociale et de la volonté des acteurs.
De nombreuses entreprises n’ont d’ailleurs pas attendu que le cadre juridique évolue pour développer des relations sociales qui ont permis, quand cela était nécessaire, de sauvegarder leur compétitivité et de distribuer davantage de valeur ajoutée aux salariés, quand cela était possible. Elles ont su le faire dans le cadre juridique existant. La question du dumping social, résultant d’un rapport de forces déséquilibré en faveur de l’employeur, a été abordée à plusieurs reprises lors des débats parlementaires. La réponse de la réforme en cours est de réserver aux accords de branche (le premier bloc) des thèmes dont la dérégulation au niveau des entreprises pourrait créer un effet concurrentiel néfaste dans une même profession. C’est le cas pour les minima conventionnels, les classifications, la mutualisation des financements paritaires (fonds de financement du paritarisme, fonds de la formation professionnelle, fonds de prévoyance, complémentaire santé et compléments d’indemnité journalière, temps partiel et compléments d’heure), la régulation des contrats courts, les conditions de recours aux contrats à durée indéterminée de chantier, l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Les négociateurs, au niveau de chaque branche, auront ainsi, comme le rappelle le ministre du travail le 10 juillet, une importante responsabilité « pour réguler la situation entre les grandes et les petites entreprises, veiller à la loyauté de la concurrence et éviter le dumping social ». L’avenir dira si les domaines qui leur sont réservés sont suffisants pour leur permettre d’assumer ce rôle.
Renforcer la responsabilité des négociateurs d’entreprise
Il est utile de rappeler que les antagonismes antérieurs avaient pour conséquence, par l’absence de négociation et d’accord, d’empêcher l’acquisition d’un nouvel avantage alors que, dorénavant, ils auront pour effet de renvoyer à l’entreprise les sujets qui ne sont pas traités par la branche et qui peuvent être autrement plus engageants. Il reste que la volonté politique est de renforcer la responsabilité des négociateurs d’entreprise comme le mentionne sans ambiguïté l’étude d’impact : « Le succès de cette évolution structurelle majeure, qui s’inscrit dans le long terme, est conditionné à un basculement rapide et massif dans la nouvelle logique, de sorte que le code du travail soit rapidement et résolument rédigé dans des termes affichant la primauté de l’accord d’entreprise et que les années à venir soient consacrées à la mise en œuvre de toutes les initiatives de nature à généraliser le recours à la négociation locale et loyale ». La volonté du pouvoir politique est d’amener les négociateurs à s’emparer dans les entreprises de causes nationales regrettant notamment qu’en matière d’emploi des seniors, d’égalité professionnelle, de prévention de la pénibilité et, dans une certaine mesure, de prévention des risques psychosociaux, « de nombreuses négociations étaient motivées par la contrainte administrative et n’ont pas conduit à des accords et des réalisations probants ». Le redéploiement de notre économie en fait partie. Le pouvoir politique attend, au niveau de l’entreprise, des partenaires de négociation en capacité de s’emparer de sujets, de s’écouter, de prendre en compte le point de vue de l’autre, d’argumenter et documenter, de rechercher loyalement une solution équilibrée. Ce sera probablement aussi le cas des inspections du travail et, aussi, des magistrats dont le regard pourra être influencé. La traçabilité de la volonté par la direction des entreprises de développer des relations sociales collaboratives prendra très probablement, à l’avenir, de l’importance dans les relations avec l’administration du travail et dans nombre de contentieux. Il pourra s’agir d’accords de méthode, comme préconisé dans la loi El Khomri, ou d’accords sur le dialogue social.
Ceci suppose, bien entendu, des représentants du personnel formés et informés. De nouvelles mesures viennent, en ce sens, compléter la loi El Khomri. Les entreprises ont tout intérêt à être proactives sur ces sujets pour avoir des interlocuteurs conscients des enjeux et des réalités économiques. Certaines se sont engagées dans cette voie depuis longtemps. Cette montée en compétence des représentants du personnel est d’autant plus nécessaire qu’il transparaît des échanges parlementaires que leur pouvoir est amené à s’amplifier. En effet, le ministre du travail observait que « lorsque les instances fusionnées incorporeront les conseils d’entreprise et auront donc un pouvoir d’information, de consultation et de négociation, la question de la gouvernance et de la nécessité d’avoir des avis conformes pour certains sujets se posera ».
La professionnalisation des représentants du personnel dans le cadre d’une instance unique leur permettant d’avoir une vision d’ensemble devrait ainsi se traduire, à terme, par un processus de codécision employeur/ représentants du personnel. Ni les sujets, ni l’échéance ne sont évoqués. Seule l’orientation est annoncée. Cependant l’étude d’impact observe que « des matières telles que la formation et l’employabilité ne sont actuellement pas concernées par cette procédure d’avis conforme ». La première étape consiste à organiser la fusion des instances représentatives du personnel.
La loi Rebsamen a ouvert cette possibilité. Le succès étant limité, cette fusion devient obligatoire pour les compétences relevant des délégués du personnel, du comité d’entreprise et du C.H.S.C.T. Concernant le pouvoir de négocier, la réforme laisse le choix aux entreprises, le ministre du travail observant qu’« étant donné le stade de maturité de la culture sociale en France, aujourd’hui, il faut, par souci de clarté, maintenir une distinction entre les délégués syndicaux, le pouvoir de négociation et les trois instances d’information-consultation.
La montée en compétence des représentants du personnel est d’autant plus nécessaire qu’il transparaît des échanges parlementaires que leur pouvoir est amené à s’amplifier.
Dans certaines entreprises, cependant, le dialogue social est très avancé, très exigeant, sans être béni-oui-oui : organisations syndicales et employeurs souhaitent aller plus loin et leur ambition en matière de dialogue social et économique est plus élevée. À la suite de la concertation, nous proposerons donc qu’une entreprise puisse instaurer, par accord majoritaire, un conseil d’entreprise, disposant d’un pouvoir d’information, de consultation et de négociation ».