Le pouvoir disciplinaire de l’employeur (2/2)
28 novembre 2017
Le pouvoir de direction, et le lien de subordination, s’arrêtent aux limites de la vie privée.
Le pouvoir de direction, et le lien de subordination, s’arrêtent aux limites de la vie privée. Il en est également ainsi en matière de correspondance. Un licenciement ne peut être fondé sur la teneur de messages personnels du seul fait qu’ils ont été adressés au salarié ou envoyés par lui à l’aide d’un ordinateur mis à sa disposition à titre professionnel17. Selon le même principe de respect de la vie privée, la découverte de photos érotiques dans le tiroir du bureau d’un salarié n’autorise pas l’employeur à procéder, à l’insu de l’intéressé, à une recherche sur le disque dur de son ordinateur et à ouvrir un fichier identifié comme personnel18. Ce comportement de la vie privée ne justifie pas en soi une sanction. A l’inverse une intrusion dans la sphère privée du salarié peut être justifiée si le comportement du salarié, compte tenu de la nature de ses fonctions et de la finalité propre de l’entreprise, crée ou risque de créer un trouble caractérisé au sein de cette dernière. Il en résulte qu’un employeur ayant des motifs légitimes de suspecter des actes de concurrence déloyale du salarié peut obtenir du TGI une ordonnance autorisant un huissier de justice à accéder aux données contenues dans l’ordinateur mis par la société à la disposition du salarié et à prendre connaissance en présence du salarié, des messages électroniques échangés par l’intéressé avec deux personnes étrangères à l’entreprise19. Le domicile relève du libre choix du salarié. Dès lors, le refus de ce dernier de transférer son domicile dans son lieu d’affectation ne suffit pas à justifier le licenciement alors que rien ne permet de considérer le caractère indispensable pour l’entreprise de ce transfert20. De même, la Cour de cassation considère qu’une clause contractuelle ne peut imposer à un avocat salarié de fixer son domicile au lieu de l’implantation du cabinet qui l’emploie dans le seul but d’une bonne intégration dans l’environnement local21. Une abondante jurisprudence fait ainsi application de l’article L 1121-1 du Code du travail qui pose le principe de proportionnalité selon lequel des restrictions aux libertés individuelles peuvent être imposées, et par conséquent leur refus sanctionné, si elles sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, c’est-à-dire à l’intérêt économique dont l’employeur supporte le risque.
Il s’agit de déterminer le fragile équilibre entre le pouvoir disciplinaire de l’employeur et la liberté d’action de ses collaborateurs.
Au-delà des exemples cités précédemment il peut s’agir de la liberté d’expression, vestimentaire, de port de signes religieux, politiques ou philosophiques visibles. Sont mis à contribution le Conseil Constitutionnel, les instances judiciaires nationales et européennes. La tâche est délicate puisqu’il s’agit de déterminer le fragile équilibre entre le pouvoir disciplinaire de l’employeur et la liberté d’action de ses collaborateurs. Elle est d’importance car au final il est question d’organiser une relation collaborative entre le pouvoir de direction et les libertés individuelles et collectives. Le pouvoir disciplinaire, sous la surveillance du Juge, vise ainsi à maintenir le juste équilibre entre d’une part l’exigence de direction indispensable à la maîtrise du risque économique assumé par l’entreprise, ses actionnaires ou la collectivité, et d’autre part les libertés des personnes qui ont accepté, par contrat, de travailler en son sein. Le pouvoir disciplinaire n’a donc pas pour finalité de sanctionner un salarié défaillant. Il n’a d’intérêt que par son caractère pédagogique pour la communauté de travail. En ce sens, son exercice peut contribuer à renforcer l’engagement des salariés et paradoxalement à réduire les antagonismes.
Le concept de l’entreprise libérée fait échos à la théorie X et Y de MAC GREGOR des années 60.
Le concept de l’entreprise libérée fait échos à la théorie X et Y de MAC GREGOR des années 60. La théorie X a pour postulat que les salariés ne sont pas motivés par le travail et qu’il faut en conséquence les contraindre à produire par des mesures adaptées et des sanctions. Dans ce contexte l’exercice du pouvoir disciplinaire renforce les antagonismes. Dans la théorie Y les salariés sont motivés par leur tâche et aspirent à de nouvelles responsabilités. Il s’agirait de se limiter à les accompagner dans leur évolution et ne pas les contraindre. Les écrits sur l’entreprise libérée invitent à favoriser la théorie Y par un style de leadership libérateur qui doit faciliter la gestion du changement en réduisant les résistances. Ce style de management s’appuie sur le respect du salarié, de ses compétences et de ses capacités à évoluer, dans une culture qui favorise l’autonomie de chacun. L’exercice du pouvoir disciplinaire pourrait alors apparaître anachronique. Toutefois l’entreprise libérée ne peut être envisageable que si les relations entre les individus et entre les salariés et l’entreprise sont loyales et sincères, conformément à l’article L 1222-1 du code du travail qui précise que le contrat de travail s’exécute de bonne foi.
Dans le contexte d’une entreprise libérée le pouvoir disciplinaire trouve ainsi également à être exercé.
Dans le contexte d’une entreprise libérée le pouvoir disciplinaire trouve ainsi également à être exercé. Il vise à protéger les fondamentaux jugés nécessaires par l’employeur pour assumer au mieux le risque économique, qui consistent à développer l’autonomie de ses collaborateurs, conscients de l’impact de leurs décisions et actions. Le lien de subordination persiste par conséquent y compris dans les relations managériales auxquelles renvoi le concept d’entreprise libérée. Il en ressort que le lien de subordination n’est pas un lien de soumission mais de collaboration, réciproque serait-on tenté de rajouter, malgré le pléonasme. Quel que soit le degré de maturité sociale et managériale de son entreprise, entre fordisme et entreprise libérée, la direction confrontée à une défaillance de l’un de ses collaborateurs peut être amenée à exercer son pouvoir disciplinaire pour protéger des relations professionnelles loyales et sincères. Cette finalité intéresse toute la communauté de travail, l’exercice du pouvoir disciplinaire visant à la protéger. Il s’agit alors d’un politique disciplinaire partagée avec la communauté de travail, inverse à l’expression d’une puissance soumettant les salariés.
Les limites que l’on envisage de sanctionner doivent être connues des salariés.
Pour contribuer à développer des relations responsables et collaboratives la politique disciplinaire doit respecter quelques principes simples que nous observons à des degrés divers dans les entreprises que nous accompagnons, selon leur histoire sociale et celle de leurs dirigeants en place. Au premier rang de ces principes, les limites que l’on envisage de sanctionner doivent être connues des salariés. La loyauté l’impose. Quand une direction décide de sanctionner un comportement qui était tacitement accepté par la passé (ces changements sont fréquents) il est indispensable de s’assurer que cette modification a été clairement annoncée au préalable. Au second rang, les limites ne peuvent concerner que des faits objectifs et non un jugement relevant de la morale ou d’une vision subjective des dirigeants. Au troisième rang, hors licenciement en raison d’une gravité extrême du comportement ou de sa persistance, nous trouverons la volonté de la direction de faire en sorte que la relation de travail revienne à une réelle collaboration de bonne foi. La sanction n’est pas une fin mais une étape dans la tentative de consolidation de la relation professionnelle, dégradée malgré une ou plusieurs alertes passées.
Les interventions de la direction doivent être maîtrisées
En ce sens les interventions de la direction doivent être maîtrisées ce qui nécessite une forte cohérence de la ligne managériale en matière de politique disciplinaire. Il a en effet été jugé qu’un changement d’affectation motivé par les absences du salarié et le fait qu’il n’accomplissait pas pleinement ses fonctions constitue une sanction disciplinaire22. Il en est de même de la procédure de demande d’explications écrites, contraignante, dès lors qu’elle est mise en œuvre à la suite de faits qualifiés fautifs par l’employeur23, ou encore d’un courrier par lequel l’employeur adresse à un salarié un certain nombre de reproches, et l’exhorte à un changement radical, avec mise au point ultérieure24. A l’inverse, n’est pas une sanction un rappel à l’ordre, une lettre qui invite le salarié à respecter la procédure interne prévue pour la modification de l’emploi du temps du personnel, un courrier qui demandent au salarié de « faire un effort pour se ressaisir sous peine de sanctions à venir en cas de réitération », ou une lettre qui rappelle au salarié l’obligation de loyauté attachée à son statut de VRP25. Une de ces alertes, si besoin accompagnée d’un plan de soutien du salarié défaillant, permet dans la plus part des situations de rétablir la relation professionnelle. Elle est aussi l’occasion de s’assurer que le salarié dispose bien des moyens, savoirs et expérience nécessaires à la bonne exécution de ses missions. Inscrit dans cette vision managériale et ayant pour finalité la protection de la communauté de travail, le projet de sanction disciplinaire peut être partagé avec les représentants du personnel dans le cadre d’échanges formels ou informels. Leur éclairage, sur la situation et la personne concernée, complète les informations indispensables à une prise de décision complexe qui, si elle doit conduire à une sanction, sera comprise et acceptée par la communauté de travail, et le Juge, en raison de son équité. Dans cette approche, la nécessité de prononcer une sanction se raréfie. Le pouvoir disciplinaire reste toutefois présent, comme la vigie d’une communauté de travail sereine et engagée, qui s’inquiète, dès leurs prémices, de dérives pouvant porter atteinte au bien commun. Peut-être n’est-il plus ici question de sanctionner un manquement à la « discipline ». Dans le cadre d’une vision plus systémique, un autre vocabulaire est probablement à valider autour de l’altération de la relation professionnelle.
Sources
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- Cass. soc., 4 nov. 1987, no 85-18.421, Cass. soc., 5 oct. 1989, no 86-15.574, Cass. 2e civ., 13 déc. 2005, no 04-18.104
- Cass. soc., 10 oct. 1991, no 87-14.878, Cass. soc., 14 juin 1979, no 77-41.305, Cass. soc., 3 déc. 1986, no 84-12.546
- Cass. soc., 20 déc. 1983, no 82-14.502, Cass. soc., 22 mai 1997, no 99-15.455 , Cass. 2e civ., 13 déc. 2005, no 04-18.104, Cass. soc., 23 nov. 2000, no 99-10.722
- Cass. soc., 15 juin 1989, no 88-40.581 ; Cass. soc., 16 oct. 1996, no 94-45.593
- Cass. soc., 10 mai 1999, no 96-45.673 ; Cass. soc., 10 oct. 2000, no 98-41.358
- Cass. soc., 8 oct. 1980, no 79-40.442
- Cass. soc., 31 mars 2004, no 02-40.993
- Cass. soc., 17 janv. 2001, no 98-44.354, Cass. soc., 25 juin 1997, no 95-42.451
- Cass. soc., 2 avr. 2003, no 01-42.294
- Cass. soc., 19 juin 1985, no 82-40.760
- Cass. soc., 22 mai 1975, no 74-40.454; Cass. crim., 26 juin 2002, no 01-87.316
- Cass. soc., 22 janv. 1992, no 90-42.517
- Cass. soc., 21 oct. 2003, no 00-45.291
- Cass. soc., 3 mai 2011, no 09-67.464 ; Cass. soc., 10 juill. 2013, no 12-16.878
- Cass. soc., 8 oct. 2014, no 13-16.793 ; Cass. soc., 27 mars 2012, no 10-19.915
- Cass. soc., 2 oct. 2001, no 99-42.942
- Cass. soc., 17 mai 2005, no 03-40.017
- Cass. soc., 23 mai 2007, no 05-17.818
- Cass. soc., 12 janv. 1999, no 96-40.755
- Cass. soc., 12 juill. 2005, no 04-13.342
- Cass. soc., 10 juill. 1996, no 93-40.435
- Cass. soc., 30 janv. 2013, no 11-23.891 ; Cass. soc., 19 mai 2015, no 13-26.916
- Cass. soc., 26 mai 2010, no 08-42.893
- Cass. soc., 22 janv. 1991, no 87-42.844, Cass. soc., 16 oct. 2002, no 00-45.654, Cass. soc., 3 févr. 2010, no 07-44.491, Cass. soc., 29 févr. 2012, no 11-10.605