L’évaluation des salariés 2/2
3 avril 2019
Le traitement des informations
Les informations traitées dans le cadre de l’évaluation font aussi l’objet d’une attention particulière. Elles ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier les aptitudes professionnelles et doivent donc présenter un lien direct et nécessaire avec leur appréciation (20) . L’évaluation des salariés doit reposer sur des critères objectifs (21) et connus des salariés (22). L’exercice devient particulièrement délicat quand il s’agit d’apprécier le comportement du salarié et non les résultats objectifs de son activité. La prise en compte de critères comportementaux est admise mais sous réserve qu’ils concernent des salariés dont l’activité n’est pas toujours quantifiable, et qu’ils restent exclusivement professionnels et suffisamment précis, pour permettre au salarié de les intégrer dans une activité concrète et à l’évaluateur de les apprécier avec la plus grande objectivité possible (23). Il peut ainsi s’agir du sens de l’organisation, de l’animation d’équipe, de l’initiative, ou encore de la capacité de décision, la créativité, l’orientation vers le résultat, du relationnel ou de la communication. Il doit être veillé à ce que ces critères ne débordent sur une appréciation ni de la personnalité ni de la sphère privée du salarié. Leur définition doit être suffisamment claire pour que le salarié identifie les qualités et défauts que l’employeur évalue et que le responsable hiérarchique ne se livre pas à une appréciation subjective. Ainsi n’ont pas été admis, car jugés trop imprécis, « le focus client, l’innovation et la responsabilité » (24); « penser de façon stratégique », impliquant d’avoir une « vision large et à long terme pour favoriser l’excellence de la mise en œuvre » (25) ; « agir avec courage », critère « dont la connotation morale rejaillit sur la sphère personnelle » (26). Ont en revanche été admis la prise en compte des qualités de communication d’un cadre à l’égard de son équipe, car il s’agit d’un comportement qui a trait à l’exercice de sa fonction (27); « l’ouverture vers l’extérieur, la clairvoyance, l’imagination, la capacité à fédérer et l’expertise, dans la mesure où elles sont développées en relation avec le travail effectué » (28). Ces critères comportementaux peuvent justifier une différence de traitement en matière de rémunération. Ainsi, un salarié peut se voir reprocher ses « difficultés à travailler en équipe », mais aussi sa « susceptibilité excessive à l’égard de sa hiérarchie », « son refus constant de se plier aux directives données et de s’intégrer dans les équipes de travail » (29). Dans un article intitulé « Critique de la philosophie de l’évaluation », Danilo Martuccelli, professeur de sociologie à l’Université Paris-Descartes (30), alerte sur les risques de dérive aussi bien au niveau macro-économique qu’au niveau de la relation individuelle de travail du développement généralisé de l’évaluation. Il fait observer entre autres que ce sont seulement les résultats sur des indicateurs choisis qui déclenchent des actions. L’évaluation n’est pas une simple information, mais s’inscrit dans l’exercice du pouvoir hiérarchique qui repose sur les indicateurs retenus. La construction des indicateurs apparaît comme une décision politique qui vise à influencer le comportement des salariés. Elle est faite le plus souvent sans réelle concertation des salariés malgré les obligations de consultation des représentants du personnel vues précédemment. Dans ce contexte, les salariés peuvent ne pas adhérer aux indicateurs et développer des réflexes de défense soit en ayant des réticences à transmettre l’information exacte nécessaire à leur évaluation, soit en faisant un amalgame entre le but et les moyens qui les amène à s’intéresser davantage au résultat de l’indicateur qu’à l’activité que l’indicateur est sensé mesurer. Par ailleurs se développent des systèmes inspirés du 360° évoqué précédemment qui modifient la relation de travail. Ainsi le transfert d’une partie de l’évaluation aux collègues et aux clients déplace le centre de gravité de la relation de travail qui ne situe plus entre le salarié et son hiérarchique. Ces dispositifs peuvent brouiller la relation et créer une pression permanente sur le salarié, de nature à remettre en cause sa dignité en contradiction avec les exigences des textes et de la jurisprudence. A titre d’exemple dès qu’une livraison Chronopost est achevée, dans les minutes qui suivent, le destinataire est invité à répondre par internet sur son degré de satisfaction concernant le livreur, et non la livraison. Plusieurs constructeurs automobiles soumettent également leurs clients à la question. Ces questionnaires de satisfaction sont présentés comme des supports d’amélioration du service rendu, mais perçu par nombre de salariés comme des sources d’évaluation personnelle, à tel point que certains n’hésitent pas tenter d’influencer le client en insistant sur l’importance du niveau de cotation. On peut s’interroger sur la place laissée à la dignité par un système qui pousse le salarié à quémander une bonne note, de crainte de voir réduire sa prime de performance individuelle ou collective. La question se pose d’autant plus que tous les acteurs ne sont pas soumis aux mêmes exigences d’évaluation. Ceux qui assurent des activités matérielles, objectivables, peuvent être soumis à une évaluation-contrôle quasi permanente. A l’inverse, le processus d’évaluation, les critères choisis, de ceux assurant des fonctions à plus haut niveau de conceptualisation, seront plus souples et moins fréquents. Enfin, les médias ont mis en lumière la forte élasticité entre les performances d’une entreprise et la rémunération de ses dirigeants. Dans ce contexte, le système d’évaluation qui vise à améliorer la performance peut être à l’origine d’un affaiblissement de l’organisation. D’une part, s’il entretient un flou entre évaluation de l’activité et situation personnelle, il génère des frustrations au regard des espoirs de récompense qu’il peut faire naître chez le salarié. D’autre part, si pour apparaître objectif il accroit sa sophistication, par exemple en multipliant le nombre d’évaluateurs ou d’indicateurs, il s’accompagne d’une perte de la maîtrise de l’autoévaluation et par conséquent d’une déresponsabilisation. Les modalités de l’évaluation on au final un enjeu stratégique pour l’entreprise et font l’objet de nombreuses interrogations. Aujourd’hui l’une des avantages concurrentiels perçu comme majeur est l’agilité des entreprises. En cohérence avec cette attente des directions, la digitalisation a ouvert de nouveaux champs pour l’évaluation.
Les nouveaux systèmes d’évaluation
L’entretien annuel accusé à la fois d’être déconnecté du rythme de l’entreprise et anxiogène, voire de n’être avant tout qu’un support en cas de litige, laisse la place à d’autres expérimentations. Ainsi, NETFIX a mis en place un système d’évaluation à 360 degrés, où chaque salarié, dont l’identité est connue par l’évalué, répond avec une fréquence élevée à quelques questions sur ses pairs, ses supérieurs et ses subordonnés. DELOITTE a organisé un point au terme de chaque projet. Les managers doivent répondre à cinq questions directes, selon une échelle de 1 à 5, orienté sur l’utilisation objective des compétences. GENERAL ELECTRIC a choisi un système de notation permanente via une application mobile. Les outils digitaux ne sont toutefois pas indispensables. ADOBE attend de ses managers avant tout des entretiens informels très fréquents et MICROSOFT France formalise un échange chaque trimestre centré sur les réalisations de la période. De nombreuses autres expérimentations pourraient être citées. Elles visent toutes à la fois à dédramatiser l’évaluation et à lui donner un caractère plus opérationnel, visant à faciliter l’adaptation permanente de l’entreprise. Ces méthodes ne permettront toutefois d’atteindre le but recherché que dans un climat de confiance. Dans le cas contraire, l’augmentation de la fréquence de l’évaluation, dans certains cas en temps réel, et des évaluateurs même s’ils sont connus, sont des sources d’une nouvelle pression sur les salariés soumis à un contrôle rapproché et dont la puissance est accrue, au final contraire à leur dignité. Selon le Grand Robert, « la dignité est un principe selon lequel un être humain ne doit jamais être traité comme un moyen mais comme une fin en soi ». Le système d’évaluation ne doit pas avoir pour effet de contraindre le salarié à ajuster son activité, dans ce cas il ne serait qu’un moyen et, quelle que soit la modernité apparente du dispositif il serait contraire aux principes du droit social de notre société démocratique. Le système d’évaluation doit permettre au salarié d’apprécier, en conscience, l’adéquation de sa prestation aux besoins de l’entreprise. Malgré le déséquilibre économique, la signature du contrat de travail est un acte volontaire et chaque moment de l’exécution du contrat de travail doit rester un acte volontaire d’un citoyen libre, qui inscrit son action dans les intérêts de l’organisation qui l’emploi. Les modalités de l’évaluation ne donnent pas en elles-mêmes la clé à cette exigence, qui se trouve dans la relation entre le salarié et son entreprise, au travers de ses échanges avec sa hiérarchie, ses pairs, et les représentants du personnel.
Jacques Uso
20. C. trav., art. L. 1222-2
21. Cass. soc., 9 avr. 2002, no 99-44.534
22. C. trav., art. L. 1222-3 ; Cass. soc., 10 juill. 2002, no 00-42.368; Délib. Cnil no 2005-002, 13 janv. 2005, JO 17 févr
23. CA Toulouse, 1re section, 4e ch., 21 sept. 2011, no 11/00604
24. TGI Nanterre, 5 sept. 2008, no 08/05737
25. TGI Paris, 6 mars 2012, no 11/15323
26. CA Toulouse, 1re section, 4e ch., 21 sept. 2011, no 11/00604
27. TGI Nanterre, 20 nov. 2009, no 09/09717
28. CA Versailles, 6e ch., 2 oct. 2012, no 12/00276
29. Cass. soc., 20 févr. 2008, no 06-40.085
30. Cahiers internationaux de sociologie 2010/1-2 n° 128-129