La santé mentale des salariés : quelle responsabilité pour l’employeur ? 1/2
6 juillet 2017
L’employeur doit prendre en compte les effets de l’activité professionnelle sur la santé mentale de ses salariés. Sa responsabilité est très étendue, mais pas systématique. La prévention est complexe et relève d’une approche systémique qui fait apparaître que l’investissement dans la qualité de vie au travail est une réponse adaptée.
La responsabilité de l’employeur en matière de santé mentale de ses salariés est apparue dans le prolongement de la construction de sa responsabilité en matière de santé physique. Pour en comprendre le contenu, et tenter d’appréhender les perspectives, un retour historique est nécessaire. Le concept de sécurité intégrée au travail a été introduit dans notre réglementation, il y a plus de quarante ans, par la loi n° 76-1106 du 6 décembre 1976. Il impose de prendre en compte l’objectif de prévention dès la conception des postes, des lieux et des outils de travail et introduit le principe d’une formation pratique et appropriée à la sécurité pour tous les salariés. La loi n° 82-1097 du 23 décembre 1982 crée le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, la reconnaissance du droit de retrait et consacre le principe selon lequel la sécurité et l’amélioration des conditions de travail sont, dans l’entreprise, l’affaire de tous.
La directive européenne CE n° 89/391 du 12 juin 1989 est venue imposer une nouvelle philosophie qui est à la base du droit de la prévention. Elle indique clairement que la responsabilité de l’employeur ne se limite pas à appliquer la réglementation, mais pose un principe général de prévention. Il s’agit, dorénavant, d’anticiper les risques et les actions de prévention, prévus ou non par les textes, y compris dans la conception et l’organisation du travail. Dans le prolongement, la loi du 31 décembre 1991 pose l’obligation d’évaluer les risques dans l’ensemble de l’entreprise. La formalisation de la protection de la santé mentale des salariés date d’une quinzaine d’années. Elle est introduite dans notre réglementation par la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002. Ainsi, l’article L 4121-1 du code du travail précise que : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Cette loi est publiée dans le contexte des arrêts « amiante » du 28 février 2002 qui ont amené la Cour de cassation à préciser qu’« en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l’employeur est tenu envers celui-ci d’une obligation de sécurité de résultat, (…) le manquement à cette obligation a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver ».
Obligation de résultat en matière de santé mentale
Ainsi, en 2002, est née une obligation de résultat de l’employeur en matière de santé mentale de ses salariés. Cette obligation est d’autant plus forte que la jurisprudence considère que la responsabilité de l’employeur, jusqu’à la faute inexcusable, peut être engagée en raison de faits survenus en dehors du temps et du lieu de travail, voire pendant une période de suspension du contrat de travail. Ainsi, par un arrêt de 2007, la Cour de cassation reconnaît le caractère d’accident du travail à un suicide tenté alors que le salarié, anxiodépressif, se trouvait en arrêt maladie : « Un accident qui se produit à un moment où le salarié ne se trouve plus sous la subordination de l’employeur constitue un accident du travail dès lors que le salarié établit qu’il est survenu par le fait du travail » (Cass. 2e civ., 22 févr. 2007, n° 05- 13.771, Bull. civ. II, n° 54, JSL, n° 208-1).
Certains arrêts peuvent laisser penser que l’employeur est responsable en toutes circonstances, ce qui a été à l’origine d’un discours de découragement de la part de certaines directions se considérant systématiquement accusées. Il a, en effet, été jugé qu’en matière de harcèlement moral l’absence de faute de l’employeur ne pouvait pas l’exonérer de sa responsabilité (Cas. soc., 21 juin 2006 n° 05-43.914). Dans cette association, suite à un rapport de l’inspection du travail mettant en cause le comportement du directeur, ce dernier était déchargé de toute relation hiérarchique dans les semaines qui ont suivi, puis très rapidement licencié pour faute. La responsabilité personnelle de ce directeur a été retenue, mais, bien qu’observant l’absence de faute de l’association, les magistrats ont retenu également sa responsabilité et l’ont condamnée à réparer le préjudice subi par les salariés. La responsabilité de l’employeur n’est toutefois pas automatique et les partenaires sociaux, comme la jurisprudence, font preuve de pragmatisme.
L’accord national interprofessionnel : l’accent sur les moyens de prévention
L’accord-cadre européen du 8 octobre 2004 sur le Stress au travail a été transposé en France par l’accord national interprofessionnel du 2 juillet 2008 qui met l’accent sur les moyens de prévention, et étendu en 2009 (Arr. min. 23 avr. 2009, JO 6 mai, p. 7632). Après avoir relevé que « Le stress peut affecter potentiellement tout lieu de travail et tout travailleur, quels que soient la taille de l’entreprise, le domaine d’activité, le type de contrat ou de relation d’emploi », les partenaires sociaux font observer que « différents individus peuvent réagir de manière différente à des situations similaires et un même individu peut, à différents moments de sa vie, réagir différemment à des situations similaires ». Le même accord précise que « toute manifestation de stress au travail ne doit pas être considérée comme stress lié au travail ». L’employeur n’est donc pas toujours coupable de l’existence du risque psychosocial qu’il doit gérer. Concernant le stress professionnel, l’accord de 2004 attire l’attention sur ses origines très variées : « Le stress lié au travail peut être provoqué par différents facteurs, tels que le contenu et l’organisation du travail, l’environnement de travail, une mauvaise communication, etc. ».
Dans un entretien, publié le 10 septembre 2010 par l’Express Emploi, Jacques Fradin, directeur de l’Institut de médecine environne- mentale, insistait sur la nécessaire biocompatibilité, la compatibilité du poste avec le fonctionnement humain. Il ressort qu’une organisation peut générer des risques psychosociaux, de par sa conception, ses dérives ou en raison de son manque de précision. Dans l’arrêt SNECMA, la Cour de cassation concluait qu’une organisation pouvait être de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs et que sa mise en œuvre devait, en conséquence, être suspendue (Cass. soc. 5 mars 2008 n° 06-45.888). Les magistrats ont considéré que l’augmentation du nombre de nuits et de week-end travaillés, ainsi que le travail isolé, étaient de nature à porter atteinte à la santé et la sécurité des salariés des équipes de maintenance et de surveillance et, à ce titre, justifiait la suspension de la mise en œuvre de la nouvelle organisation. Dans cet arrêt, la Cour a jugé nécessaire de rappeler que « l’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ».
Une organisation peut donc se révéler facteur de risque psychosocial
Cette interdiction porte aussi bien sur les mesures qui concernent la santé physique des salariés que leur santé mentale. Une organisation peut donc se révéler, à tout moment, facteur de risque psychosocial, celui-ci pouvant varier selon les individus et selon le moment de la vie de chaque individu. Les méthodes managériales peuvent également être mises en cause. Dans cette association, le salarié reprochait à son directeur sa méthode de management (directives par l’intermédiaire de tableaux, gestion en direct des équipes au mépris de l’échelle hiérarchique, non-communication et/ ou non-respect des plannings). Les autres salariés supportant mieux ces méthodes, l’employeur expliquait qu’il ne s’agissait donc pas d’un comportement pervers, mais d’un style managérial ne pouvant, selon lui, être générateur de harcèlement moral. La Cour de cassation déclare au contraire que « (…) peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent, pour un salarié déterminé, par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel… » (Cass. soc., 10 nov. 2009, n° 07-45.321; confirmé par Cass. soc., 22 oct. 2014). Le risque peut également être généré par des outils de gestion de ressources humaines et, en l’occurrence, par un système de rémunération.
La Cour de cassation a, en effet, reconnu le caractère illicite d’une prime dont les critères d’attribution entraînaient la prise de risques par les salariés (Cass. soc., 15 oct. 2014, n° 12-29.235). Il s’agissait d’une prime versée à des coursiers et calculée en fonction de la distance parcourue et du temps passé par l’intéressé pour la livraison. Certes les magistrats se sont appuyés sur l’article 14 de l’annexe 1 de la CCN des transports routiers et activités auxiliaires de transport, qui interdit les clauses de rémunération de nature à compromettre la sécurité, notamment par incitation directe ou indirecte au dépassement de la durée du travail ou des temps de conduite autorisés, mais le même raisonnement peut être appliqué sur la base du principe général de prévention. L’employeur doit donc examiner les organisations, les méthodes et habitudes de travail, les postures managériales, les outils R.H., pour s’assurer qu’ils ne génèrent pas de souffrance au travail. Ce contrôle doit être fait au regard de chaque salarié puisque la souffrance est subjective, comme le rappelle l’accord européen de 2004, et de manière régulière puisque la réaction à une même situation pour un même individu peut varier dans le temps. La tâche semble immense.
L’employeur n’est pas seul pour assurer la surveillance
L’employeur n’est pas seul pour assurer cette surveillance. Il est aidé par les services de santé au travail qui, toutefois, depuis la loi dite travail ont de moins en moins l’occasion de s’assurer de la santé des salariés. L’employeur doit, donc, être particulièrement sensible aux signaux plus ou moins lisibles de ces services. Le salarié lui-même est mis à contribution. L’obligation de sécurité du salarié est issue de la loi du 31 décembre 1991 qui porte transposition de directives européennes relatives à la santé et à la sécurité du travail, et notamment de la directive cadre du 12 juin 1989 précitée. L’article 131 de cette directive énonce une obligation, jusque-là assez ignorée dans la conception française, en indiquant qu’« il incombe à chaque travailleur de prendre soin, selon ses possibilités, de sa sécurité et de sa santé ainsi que de celle des autres personnes concernées du fait de ses actes ou de ses omissions au travail, conformément à sa formation et aux instructions de son employeur ».
L’article L. 4122-1 code du travail reprend une formulation très proche en faisant référence au règlement intérieur, mais la doctrine s’accorde à retenir que ces dispositions s’appliquent aussi dans les entreprises de moins de 10 salariés. Cette obligation n’est, toutefois, pas nouvelle en droit français puisqu’elle découle de l’essence même du contrat de travail. À l’obligation de protéger son collaborateur qui pèse sur l’employeur, correspond pour le salarié l’obligation de respecter les dispositions réglementaires en matière de sécurité, dans les limites de sa compétence professionnelle. Les textes posant un principe général de prévention, le salarié doit, lui aussi, le respecter. Cette disposition avait soulevé d’importants débats lors de la discussion du projet de loi, tant elle visait à modifier la culture en matière de sécurité. Comme le soulignait le ministre du travail lors des débats au Sénat (JO Sénat CR 8 oct. 1991, p. 2690), « l’obligation fixée à l’article L. 4122-1 tout à fait fondamentale et dont le fondement est à la fois éthique et contractuel, rappelle que les salariés sont tenus, dans leur comportement et dans leurs actes, d’observer ce qu’on appelle, aujourd’hui, communément, dans les entreprises l’esprit de sécurité.