LE TÉLÉTRAVAIL UN CHOIX STRATÉGIQUE POUR L’ENTREPRISE 1/2

29 octobre 2020

L’expérience de la crise sanitaire a démontré que le télétravail était compatible avec le bon fonctionnement de l’entreprise. Son développement questionne les fondamentaux de la relation employeur/salarié et apparaît au final comme un enjeu stratégique pour l’entreprise.

36% des actifs ont expérimenté le travail à distance pendant le confinement

Selon un sondage IFOP de début juillet, 36% des actifs ont expérimenté pendant les deux mois de confinement le travail à distance. Parmi ces 8 millions de salariés ont été concernés majoritairement les catégories supérieures et les professions intermédiaires, et dans une moindre mesure les catégories employé. Les postes ouvriers se prêtent par nature peu au travail à distance et sont peu représentés dans ces résultats.  Les télétravailleurs, notamment ceux de la région parisienne et des grandes métropoles, expriment massivement leur souhait de ne pas revenir au bureau à temps plein. Cet engouement est exprimé y compris par les dirigeants d’entreprise qui ont découvert le travail à distance en même temps que leurs salariés. Au-delà de la nécessité de poursuivre le télétravail pour limiter le risque de contamination, les entreprises ont des difficultés à faire revenir travailler les salariés sur site. Frédéric Dabi, DGA de l’IFOP, observe que ce travail à distance de masse renforce  la « mort du petit chef », bien que Vincent Grimault ait observé une nouvelle forme de perversion à distance. C’est l’une des explications de cette réticence à retourner dans un environnement infantilisant, dont la distanciation imposée a permis de percevoir qu’il était possible de s’en libérer, tout en assumant les missions liées au poste. Cette réticence renvoie à celle de dirigeants et managers, antérieure au confinement, qui craignaient de perdre l’ascendant sur les salariés en cas de développement du télétravail. Le sujet est central, et le travail à distance pose de nombreux questionnements. Les salariés ont démontré très majoritairement que ce télétravail, bien qu’il ait été imposé dans l’urgence, sans préparation ni concertation, était compatible avec la poursuite de leurs missions. De nombreuses directions n’ont pas d’autre choix que de tirer les enseignements de cette expérience. Elles n’auront pas d’argument pour imposer un retour sur site à temps plein. Sauf à décider d’user du rapport de force juridique avec leurs salariés, les entreprises doivent s’emparer des nombreuses questions posées par le télétravail de masse et intégrer ce dernier dans une gestion stratégique de leurs ressources humaines. Cinq questions sont à explorer de manière particulièrement attentive.  En premier lieu, sont à prendre en compte les aspects pratiques de la mise en place du télétravail. En second lieu, le travail à distance interroge la nature et l’organisation de la relation hiérarchique. Il interroge également deux fondamentaux du contrat de travail que sont le lieu et le temps de travail. Il impacte fortement l’équilibre vie professionnelle et vie privée et, d’une manière générale, le risque qui pèse sur la santé mentale du salarié. Au final, il peut remettre en cause l’existence même du contrat de travail. La loi du 24 mars 2020 portant sur l’état d’urgence sanitaire a organisé la mise en place du télétravail obligatoire pour le salarié, chaque fois que cette organisation est compatible avec les activités à réaliser. Il s’agit d’une mesure d’exception qui n’a pas vocation à modifier la cadre juridique existant. 

Les différentes formes du télétravail

Le télétravail peut être exercé sous plusieurs formes. Il peut s’agir du télétravail au domicile, ou de télétravail pendulaire (le salarié exécute son activité dans plusieurs lieux – généralement à son domicile et dans les locaux dans l’entreprise – selon un rythme et des modalités prédéfinies) ou encore de télétravail en centre de proximité (le salarié exerce son activité dans des bureaux équipés et proposés  par un opérateur privé) ou enfin de télétravail nomade (le salarié exécute son contrat de travail à l’extérieur de l’entreprise, et conserve un point d’attache dans son entreprise). Le télétravail a été défini par l’accord interprofessionnel du 19 juillet 2005 qui propose la formulation suivante : « Le télétravail est une forme d’organisation et/ou de réalisation du travail, utilisant les technologies de l’information dans le cadre d’un contrat de travail et dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l’employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière ». L’article 1229-9 du code du travail a rajouté à cette définition le volontariat du salarié. Trois conditions doivent donc être réunies : le volontariat du salarié, la régularité, et l’utilisation des NTIC (un travailleur à domicile relève d’une autre réglementation). L’accord du 19 juillet 2005 pose clairement le principe du volontariat et précise d’ailleurs que ce volontariat vaut tant pour le salarié que pour l’employeur. L’article 1229-9 du code du travail précise que le refus d’un salarié du télétravail proposé par l’employeur n’est pas un motif de licenciement. Il a en conséquence été jugé que l’ordre donné à un salarié, après la suppression de son bureau, de travailler à son domicile constitue, outre une atteinte à sa vie privée, une modification unilatérale de son contrat l’autorisant à prendre acte d’une rupture du contrat s’analysant en un licenciement. Le télétravail est mis en place dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur, voire par un accord direct entre le salarié et l’employeur, formalisé par tout moyen, y compris par simple échange de mail. L’enjeu managérial qu’il représente justifie de privilégier la négociation collective. Ainsi les accords d’entreprise évoquent couramment la marque employeur (bien-être, conciliation vie professionnelle-vie privée, autonomie, responsabilisation), la productivité des salariés et la performance globale de l’entreprise, la gestion de circonstances exceptionnelles ou temporaires (inaptitude temporaire, temps partiel thérapeutique, retour d’un congé maternité) la réduction des accidents liés aux trajets domicile/travail, la réduction du temps de transport, une meilleure qualité des conditions de travail (moins de bruit, moins d’interruptions, moins de stress et de fatigue).  La négociation pourra aider à éviter des difficultés futures en abordant des sujets majeurs comme les risques de dissémination d’informations confidentielles en dehors du périmètre informatique sécurisé de l’entreprise, l’ajustement logistique (développement de nouveaux moyens informatiques ou adaptation de moyens existants), le coût spécifique (équipements et redevance versée aux salariés) les conditions d’éligibilité, les modalités de proposition du télétravail, qu’elle émane du salarié ou de l’employeur, celles de sélection des demandes des salariés, la période d’adaptation ou de réversibilité, la participation financière aux frais de télétravail,  l’aménagement et le contrôle des temps de travail et de repos, la formation, les conditions particulières de l’évaluation, la gestion de l’accident du travail, le contrôle de la conformité des installations au domicile du travailleur, la formalisation individuelle de la mise en place du télétravail. Le télétravailleur étant plus productif et moins absent, il peut s’avérer pertinent d’anticiper la question de la prise en compte, ou non, de cette contribution particulière dont bénéficie l’entreprise.

La relation hiérarchique à l’heure du télétravail

Le travail à distance interroge la nature et l’organisation de la relation hiérarchique. Dans une publication de janvier 2014 Jacques Dechoz, Inspecteur du Travail, Docteur en philosophie, s’interroge sur l’évolution des relations de travail et titre son article « Les rapports de travail : du lien de subordination à l’assujettissement ». Il rappelle que le lien de subordination « s’inscrivait, dans une constellation s’articulant autour du visage du patron, du règlement intérieur et de la sanction pécuniaire qui, longtemps, a été la sanction clef au sein de l’entreprise, symbole du  pouvoir de l’employeur ». Le patron était chez lui, le maître, et le salarié était soumis à son autorité. Prenant en compte les effets de la transformation économique sur les directions des entreprises, dont les dirigeants sont de moins en moins les fondateurs, il fait observer qu’est née une nouvelle forme de soumission, qui serait justifiée par le lien de subordination. L’expression de cette domination se fait désormais de manière plus insidieuse au travers de dispositifs d’animation du personnel comme notamment l’entretien d’évaluation ou l’individualisation de la rémunération, qui n’est pas sans rappeler le pouvoir de sanction pécuniaire. Il ajoute que cet assujettissement échappe au champ de la loi, contrairement au pouvoir disciplinaire, «très précisément parce qu’il s’inscrit non plus dans le registre de l’interdit et de la sanction, dans l’enceinte seule de l’entreprise, mais sur la totalité de l’individu – y compris hors les murs de l’entreprise – sous la forme du contrôle bienveillant et de la récompense à la soumission ». Cette soumission de la personne n’est pas compatible avec le droit du travail. L’objet du contrat de travail et en particulier du lien de subordination n’est pas de formaliser un quelconque renoncement du salarié à certaines de ses libertés. En signant le contrat de travail le salarié ne se soumet pas à son employeur. Comme toute convention le contrat de travail créé des obligations à l’égard de chacune des parties. Le loueur par exemple doit fournir un bien propre à la location et le locataire doit faire usage de ce bien conformément à sa destination. L’employeur doit fournir le travail promis, le salaire correspondant, les moyens nécessaire pour accomplir le travail. Le salarié doit réaliser le travail et, étant de bonne foi, il doit faire ses meilleurs efforts. Le lien de subordination n’est autre que cet engagement du salarié à sa bonne foi, à faire ses meilleurs efforts pour réaliser le travail, dans un cadre dont l’employeur est responsable et qu’il accepte sous réserve qu’il soit justifié et nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise. Si l’on en conclut qu’il crée une forme de soumission à l’employeur, un renoncement à certaines libertés ou à un degré de liberté, il faudrait aussi considérer que le bail créé un lien de subordination entre le loueur et le locataire qui ne peut pas faire un usage totalement libre du lieu qui lui sert de domicile ou de la voiture qu’il utilise au quotidien pour ses déplacements. Le travail à distance remet en cause cette soumission apparente. Symboliquement. Ne plus avoir le salarié sous les yeux, à proximité, peut faire craindre à certains managers une perte de la qualité de la prestation rendue, en raison de la diminution de leur influence personnelle sur le salarié. Cette distance les contraint à clarifier leur attendu, les moyens nécessaires pour y parvenir, les modalités de contrôle et de soutien. C’est un exercice de rigueur salutaire pour la relation professionnelle et l’efficience de l’entreprise. Il est très exigeant pour la ligne managériale. Son succès nécessite des investissements en professionnalisation et soutien de l’activité managériale que les entreprises devront programmer. Elles ne pourront plus en faire l’économie comme par le passé dans le cadre d’un télétravail peu développé, étant rappelé que l’employeur serait fautif de ne pas assurer l’adaptation de ses managers à l’évolution de leur emploi.

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