Télétravail et modernité managériale
17 septembre 2015
Le développement du télétravail est une des résultantes de la transition numérique de l’économie des territoires et des entreprises. Au-delà des enjeux sur la gestion immobilière des entreprises, d’aménagement du territoire et de qualité de vie que représente cette nouvelle forme de travail plébiscitée par les salariés, il convient de s’interroger sur ses conséquences juridiques et sociétales.
Jacques Uso, associé du cabinet d’avocats Lawsen, nous livre son point de vue et son analyse sur le sujet.
Une transformation en profondeur de l’organisation de l’entreprise
La quatrième enquête de l’Observatoire du télétravail et de l’ergostressie, publiée en mai 2015, fait apparaître que le « télétravail pendulaire » est une réponse adaptée au stress et à la fatigue des transports pour 87 % des salariés. Elle précise que, dans la limite de deux à trois jours, par semaine le télétravail n’a pas d’effet négatif sur le lien social. Le télétravail peut donc apparaître pour de nombreuses fonctions comme une solution simple à ce mal des transports qui s’amplifie et devient une cause nationale.
Toutefois, du point de vue managérial, le sujet est bien plus vaste qu’il n’y paraît. L’étude de Greenworking, de mai 2012, menée à l’initiative du Ministère chargé de l’industrie, de l’énergie et de l’éco- nomie numérique et portant sur le télétravail dans les grandes entreprises, permet d’appréhender les nombreuses incidences de la mise en place du télétravail. Les auteurs proposent trois enseignements majeurs.
Ils relèvent, dans un premier temps, que « le télétravail offre aux travailleurs de la connaissance des conditions de travail qui permettent une concentration et donc une productivité très élevées ». Ils ajoutent que « le télétravail implique un nouveau rapport au travail et un nouveau modèle managérial fondé sur la confiance et l’autonomie » et terminent en précisant que « le télétravail remet profondément en cause le modèle du bureau traditionnel qui, avec un taux d’occupation moyen qui ne dépasse pas 45 %, devient ainsi une aberration financière et écologique ».
Le télétravail transforme ainsi en profondeur l’organisation de l’entreprise, sa profitabilité et les relations hiérarchiques. Sa mise en place est un acte managérial engageant et ne doit pas résulter d’une réponse ponctuelle à des demandes individuelles. Le télétravail ressort ainsi comme un levier de modernisation de l’entreprise et par conséquent de consolidation de son avenir.
De la définition du télétravail
L’approche juridique peut apporter des éclaircissements à ces enjeux. La première question est, bien entendu, celle de la définition du télétravail. Celui-ci peut être exercé sous plusieurs formes : il peut s’agir du télétravail au domicile (l’employeur met à disposition du salarié un équipement qui lui permet d’exécuter son contrat de travail chez lui) ; de télétravail pendulaire (le salarié exécute son activité dans plusieurs lieux – généralement à son domicile et dans les locaux de l’entreprise – selon un rythme et des modalités prédéfinies) ; de télétravail en centre de proximité (le salarié exerce son activité dans les bureaux équipés et proposés par un opérateur privé) ; ou enfin de télétravail nomade (le salarié exécute son contrat de travail à l’extérieur de l’entreprise, et conserve un point d’attache dans son entreprise).
Le télétravail a été défini par l’accord interprofessionnel du 19 juillet 2005 qui propose la formulation suivante : « Le télétravail est une forme d’organisation et/ou de réalisation du travail, utilisant les technologies de l’information dans le cadre d’un contrat de travail et dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l’employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière ». L’article 1229-9 du code du travail a rajouté à cette définition le volontariat du salarié et le formalisme d’une clause spécifique dans le contrat de travail ou d’un avenant au contrat de travail. Trois conditions doivent donc être réunies : le volontariat du salarié, la régularité, et l’utilisation des NTIC (un travailleur à domicile relève d’une autre réglementation).
L’accord du 19 juillet 2005 pose clairement le principe du volontariat et précise d’ailleurs que ce volontariat vaut tant pour le salarié que pour l’employeur. L’article 1229-9 du code du travail précise que le refus d’un salarié du télétravail proposé par l’employeur n’est pas un motif de licenciement. Il a, en conséquence, été jugé que l’ordre donné à un salarié, après la suppression de son bureau, de travailler à son domicile constitue, outre une atteinte à sa vie privée, une modification unilatérale de son contrat l’autorisant à prendre acte d’une rupture du contrat s’analysant en un licenciement (Cass. soc., 2 oct. 2001, no 99-42.727). Cependant, en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie ou de force majeure, la mise en œuvre du télétravail pourra être imposée temporairement comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés (C. trav., art. L. 1222-11).
Concernant plus particulièrement la régularité, il a été jugé que le fait que l’employeur ne soit pas hostile à ce que certains salariés effectuent une partie de leur travail à domicile ne saurait être considéré comme du télétravail, dès lors qu’un local professionnel est effectivement mis à la disposition de ces salariés (Cass. soc., 4 déc. 2013, no 12- 19.667). A fortiori, autoriser un salarié à travailler à son domicile ponctuellement ne relève pas du formalisme du télétravail.
Les mêmes droits et avantages
Le télétravailleur reste un salarié ; il bénéficie par conséquent des mêmes droits individuels et collectifs que les autres salariés de l’entreprise, et son activité s’inscrit dans le même cadre hiérarchique. L’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 garantit ainsi aux télétravailleurs les mêmes droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise.
Certaines dispositions devront toutefois être adaptées pour faire en sorte que le télétravailleur ne soit pas lésé de par son absence physique. Une analyse des risques d’inégalité de traitement indirecte est pertinente, les adaptations nécessaires pouvant être réalisées par accord collectif ou par le biais du document contractuel. Dans ce cadre, une attention particulière doit être apportée à la formation et l’information du télétravailleur.
L’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 prévoit également que les télétravailleurs ont les mêmes droits collectifs que les salariés qui travaillent dans les locaux de l’entreprise. Ils doivent par conséquent pouvoir contacter les représentants du personnel et avoir accès aux informations syndicales dans les mêmes conditions que les autres salariés. Ils doivent également bénéficier des informations nécessaires s’agissant de l’élection des représentants du personnel et bénéficier, si nécessaire, de modalités de vote par correspondance. Le lien de subordination continue de s’exercer pendant le télétravail. Le salarié doit continuer d’appliquer les procédures et consignes, utiliser les outils mis à sa disposition, rendre compte.
Une maturité managériale nécessaire
L’une des réticences majeures à la mise en place du télétravail vient de la crainte de voir ce lien de subordination s’altérer par l’éloignement physique. En effet, la hiérarchie n’a plus le salarié en permanence sous son contrôle visuel. Des entreprises, pour se rassurer, font appel à des systèmes plus ou moins sophistiqués pour mesurer l’activité du salarié à distance. Ceci est, toutefois, une fausse vision de la réalité. Quand le salarié est dans les locaux, à proximité de sa hiérarchie, est-il pour autant sous surveillance constante ? Seules les organisations tayloriennes, dans lesquelles la machine rythme le geste, permettent de contrôle la vitesse d’exécution du salarié.
Alors que le besoin des entreprises n’est plus de disposer d’une force contributive, mais de l’engagement des salariés, le télétravail pose l’obligation de la confiance. Le salarié a une activité à réaliser, il s’y est engagé par son contrat de travail. Masquer son activité réelle est une faute que l’employeur peut sanctionner par un licenciement, selon la gravité. Dans ce cadre, plus que jamais, la hiérarchie doit pouvoir déterminer ce qu’elle peut exiger comme résultat de la part de ses salariés et maîtriser le niveau de délégation. Bien plus que du contrôle, le télétravail demande de la maturité managériale. L’enquête Obergo, de mai 2015, fait d’ailleurs apparaître que la durée du travail effectif en télétravail est supérieure à celle du travail réalisé dans les locaux de l’entreprise. Le temps gagné sur les transports l’est, au moins pour partie, au bénéfice de l’entreprise.
Le succès du télétravail suppose, par conséquent, une formation et un soutien particulier de l’encadrement, probablement à inventer. Si la confiance doit être dominante dans la relation de travail, le télétravailleur doit, toutefois accepter le contrôle de l’employeur. Ce dernier doit en effet être en mesure d’assumer son obligation de résultat en matière de santé au travail et vérifier que le télétravailleur respecte l’équilibre temps de repos/temps de travail. Il doit pouvoir également s’assurer que les installations au domicile de son salarié ne présentent pas de danger particulier, ce qui pose la question d’une visite domiciliaire non tranchée par les textes et la jurisprudence.
Privilégier la négociation sociale
Une fois ces questions résolues et la décision de mettre en place le télétravail validée, reste la question des modalités. Un accord de branche ou d’entreprise n’est pas nécessaire à la mise en place du télétravail qui peut résulter directement du contrat de travail initial ou d’un avenant. Toutefois l’enjeu managérial et l’intérêt qu’il présente, aussi bien pour l’entreprise que pour les salariés, peut parfaitement justifier de privilégier la négociation sociale. Ainsi, les accords d’entreprise évoquent couramment la marque-employeur (pour attirer de nouvelles compétences ou fidéliser les salariés), la productivité des salariés et la performance globale de l’entreprise, la gestion de circonstances exceptionnelles ou temporaires (inaptitude temporaire, temps partiel thérapeutique, retour d’un congé maternité), la réduction des accidents liés aux trajets domicile-travail, la réduction du temps de transport, une meilleure qualité des conditions de travail (moins de bruit, moins d’interruptions), moins de stress et de fatigue.
La négociation pourra aider à éviter des difficultés futures en abordant des sujets majeurs tels que : les risques de dissémination d’informations confidentielles en dehors du périmètre sécurisé de l’entreprise ; l’ajustement logistique engendré par le télétravail (développement de nouveaux moyens informatiques ou adaptation de moyens existants) ; le coût spécifique (équipements fournis et redevance versée aux salariés) ; les conditions d’éligibilité et les modalités de demande du télétravail, qu’elle émane du salarié ou de l’employeur et les modalités de sélection des demandes des salariés ; la période d’adaptation ou de réversibilité ; la participation financière aux frais de télétravail ; le contrôle des temps de travail et de repos ; la gestion des accidents du travail ; le contrôle de la conformité des installations au domicile du travailleur ; la formalisation individuelle de la mise en place du télétravail. Le télétravailleur étant plus productif et moins absent (étude de Greenworking précitée), il est aussi nécessaire d’anticiper la question de la prise en compte, ou non, de cette contribution particulière dont bénéficie l’entreprise.
Le télétravail engage l’entreprise durablement
En tout état de cause, le télétravail doit être contractualisé avec chaque salarié concerné. Cette formalisation obligatoire est l’occasion de préciser des éléments pratiques. Il apparaît, en effet, utile qu’il n’y ait d’ambiguïté, ni sur les plages horaires de disponibilité du télétravailleur durant lesquelles on peut le contacter, ni sur les modalités individuelles de contrôle du temps de travail, ni sur les possibilités et conditions de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail.
L’article 2 de l’ANI de 2005 indique également que le contrat de travail (ou l’avenant) doit prévoir une période d’adaptation pendant laquelle chacune des parties peut mettre fin au télétravail moyennant un délai de prévenance préalablement établi. Le contrat de travail précisera utilement la durée de cette période probatoire et les modalités d’exercice de ce droit de rétractation qui intéressent aussi bien l’employeur que le salarié.
En effet, il a été jugé que lorsque les parties sont convenues d’une exécution de tout ou partie de la prestation de travail par le salarié à son domicile, l’employeur ne peut pas modifier cette organisation contractuelle du travail sans l’accord du salarié (Cass. soc., 31 mai 2006, no 04- 43.592 et Cass. soc., 12 févr. 2014, no 12-23.051). Bien entendu, qu’il y ait ou non accord d’entreprise, la mise en place du télétravail suppose la consultation du comité d’entreprise et du C.H.S.C.T. Le télétravail engage ainsi l’entreprise durablement. Il a également une dimension sociétale puisqu’il participe à réduire l’engorgement des transports, à rééquilibrer l’urbanisme, à réduire la pollution. Il est, au final, un vecteur de réalisation de la responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE).
Mais, il est, en soi paradoxal : ses conditions de mise en œuvre juridique sont très simples, alors que ses inci- dences sont majeures pour l’entreprise et son environnement. Il peut être une belle opportunité d’orienter l’entreprise vers de nou- velles relations professionnelles comme le servant leadership (de Robert K. Greenleaf) dont les premières expériences commencent à produire leurs effets encourageants.
Jacques Uso
Office et Culture n°37, septembre 2015
Travailler à la plage est un fantasme récurrent dès lors que l’on traite du télétravail