Parties prenantes et gouvernance – Place et rôle des salariés 2/2
10 mars 2020
Le rôle des salariés
La place des salariés est particulièrement importante dans le modèle coopératif. Selon la Charte Coopérative, « Les coopératives constituent un modèle d’entreprise démocratique. Ce sont des sociétés de personnes ayant pour finalité première de rendre des services individuels et collectifs à leurs membres. Des engagements réciproques et durables se nouent entre la coopérative et ses membres qui sont à la fois associés et clients, producteurs ou salariés ». Les sociétés coopératives et participatives ou coopératives de production sont les coopératives de forme SA, SARL ou SAS dont les salariés détiennent au moins 51 % du capital social et 65 % des droits de vote. Tous les salariés ont vocation à devenir associés et à participer aux décisions stratégiques prises en Assemblées générales. Le dirigeant est élu et avec son équipe de direction, issue des salariés, assure le déploiement de la stratégie et la gestion effective au quotidien. Comme dans les entreprises traditionnelles la valeur ajoutée est partagée entre les salariés sous forme de salaire, intéressement et participation, les associés sous forme de dividendes, et l’entreprise qui en conserve une partie sous forme de réserves pour sécuriser son avenir. Ce modèle reste encore confidentiel. Fin 2018 étaient recensées 3 311 scop, regroupant 60 400 emplois et générant un chiffre d’affaires agrégé de 5,5 milliards d’euros. Selon Coop FR, l’organisation représentative des entreprises coopératives françaises, ce modèle se développe de manière constante. Sur les dix dernières années ont été créées 1750 Scop et près de 12 000 emplois nets. Le taux de survie à 3 ans des entreprises créées en Scop s’élève à 82 % contre 66 % pour l’ensemble des entreprises; à 5 ans il est de 65 % contre 50%. Les scop sont pour autant des entreprises à part entière, actrices du monde concurrentiel et nécessitant d’adapter en permanence leurs effectifs et frais de personnel au plus près des exigences du marché. L’antagonisme entre d’une part le besoin de maîtriser les coûts et d’autre part le besoin de maintenir l’emploi et le pouvoir d’achat est donc bien présent dans une scop. Toutefois, chaque salarié est membre des deux parties prenantes concernées, les salariés et les actionnaires. Les dirigeants et DRH de scop que nous avons eu l’occasion de rencontrer expliquent que le processus de décision est plus long que dans une entreprise traditionnelle puisqu’il repose sur la recherche d’un consensus. Ceci se traduit par des groupes de réflexion et des consultations dont les résultats sont pris en compte par l’instance dirigeante. Le fait d’être à la fois actionnaire et salarié amène naturellement à appliquer les préconisations de l’IGOPP : apprécier les attentes raisonnables des parties prenantes et inscrire la décision dans l’intérêt à long terme de l’entreprise, en se rappelant que l’intérêt des actionnaires ne se confond pas avec celui de l’entreprise. Le taux de survie des scop supérieur aux entreprises traditionnelles laisse penser que ce dialogue est une clé à ne pas négliger pour l’avenir de nos entreprises et de notre économie. Entre Scop et modèle commercial traditionnel, l’actionnariat des salariés peut être une solution qui renforce le rôle des salariés en qualité de partie prenante de l’entreprise. Le recensement économique annuel 2018, publié par la fédération européenne de l’actionnariat salarié, fait observer que l’actionnariat salarié en Europe progresse. Près de 400 milliards d’euros sont détenus par les salariés, soit 3.11% du capital des entreprises. 7.5 millions de salariés sont actionnaires dans les grandes entreprises et un million dans les PME. Les actifs détenus représentent 51.000€ par personne en 2018, ramenés à 28.000€ si l’on exclut les dirigeants exécutifs. La Grande Bretagne et la France sont les seuls pays où apparaît depuis peu une dynamique positive du secteur des entreprises de plus de 100 salariés majoritairement contrôlées par les salariés. En France, cette dynamique est due à la multiplication d’opérations de reprises combinées d’entreprises par les dirigeants et les salariés.
Les spécificités des salariés en tant que partie prenante
Les salariés sont donc bien reconnus par les textes en France comme une partie prenante de l’entreprise, dont l’intérêt doit être pris en compte dans les décisions au plus haut niveau engageant la stratégie de l’entreprise et ses conséquences sur la politique de l’emploi. Cette prise en compte est également organisée par les différentes dispositions qui permettent la mise en œuvre opérationnelle de la flexibilité des effectifs et des frais de personnel. Elle se fait au travers des consultations des représentants du personnel et des négociations collectives ou individuelles obligatoires. Ainsi le comité social et économique doit être consulté sur l’évolution de l’emploi (C. trav., art. L. 2312-26) et par conséquent sur l’équilibre entre d’une part le besoin de flexibilité et d’autre part la précarisation de l’emploi au travers des contrats à durée déterminée ou du recours à l’intérim. Les représentants du personnel sont également sollicités quand l’entreprise envisage de réduire ses effectifs sous contrat à durée indéterminée. Le comité social et économique peut faire des suggestions sur les mesures sociales envisagées voire des propositions alternatives au projet de restructuration lors de sa consultation. L’employeur, même s’il n’est pas obligé de les adopter, doit les mettre à l’étude dans le délai imparti aux élus pour rendre leurs avis (C. trav., art. L. 1233-33). Ce dialogue se fait sous le contrôle de la Direccte qui doit homologuer le PSE. Il se fait aussi sous le contrôle du Juge. Ainsi dans un arrêt du 28 mars 2000 (Cass. soc., 28 mars 2000, no 98-21.870 rendu à propos du CE mais transposable au CSE) les magistrats font observer que l’employeur n’avait pas utilisé tous les moyens dont il disposait pour rendre le plan qualitativement suffisant et acceptable, et qu’il aurait dû proposer d’autres mesures telles que la réduction du temps de travail, le passage à temps partiel ou le développement d’activités nouvelles, proposées par le comité. L’indifférence de l’employeur à leur égard a entraîné la nullité du plan. Les salariés, au moyen de leurs représentants sont bien un partie prenante, dont les propositions doivent être écoutées et entendues. Les entreprises disposent d’autres dispositifs pour mettre en œuvre la flexibilité qui leur est nécessaire. Certains sont d’application collective, d’autres ne sont envisageables qu’avec l’accord individuel de chaque salarié. Comme la mise en œuvre d’un licenciement collectif pour motif économique, les accords sur l’aménagement du temps de travail et les accords de performance collective s’imposent aux salariés. De même, l’activité partielle (ancien chômage partiel) ne peut pas être refusée par les salariés (hors salariés protégés) si l’employeur a bien consulté le comité social et économique à propos des motifs de recours, des catégories professionnelles et activités concernées, du niveau et des modalités de mise en œuvre des réductions d’horaire et sur les actions de formation envisagées. Le recours à la sous-traitance peut abaisser le niveau d’effectif et faciliter la flexibilité. Cette politique est soumise à la consultation du comité social et économique dans le cadre de ses prérogatives générales. A l’inverse, d’autres dispositifs nécessitent l’accord individuel de chaque salarié concerné. Il peut s’agir de la rupture conventionnelle du contrat de travail utilisée dans certaines entreprises comme un premier niveau d’adaptation des effectifs, qui atteint rapidement ses limites. Le congé de mobilité volontaire sécurisée permet également de réduire les effectifs, mais temporairement (C. trav., art. L. 1222-12). Il est réservé aux entreprises et groupes de plus de 300 salariés. Pendant la suspension de son contrat de travail le salarié exerce une activité dans une autre entreprise. L’avenant discuté entre l’employeur est le salarié doit préciser l’objet, la durée, la date de prise d’effet et le terme de la période de mobilité. Il prévoit également le délai dans lequel le salarié informe par écrit de son choix éventuel de ne pas réintégrer l’entreprise à l’issue de la mobilité, ainsi que les situations et modalités d’un retour anticipé. La mise en œuvre de ce dispositif repose sur une exigence forte de dialogue entre l’employeur et le salarié, partie prenante de la décision. Il en est de même en matière de prêt de main d’œuvre (C. trav., art. L. 8241-2). Pour réduire ses effectifs l’entreprise peut ainsi développer une politique de détachement de ses salariés vers des entreprises en recherche de renforts temporaires. Ce dispositif repose sur une convention entre les deux entreprises concernées et la signature d’un avenant au contrat de travail, précisant le travail confié dans l’entreprise utilisatrice, les horaires et le lieu d’exécution du travail, ainsi que les caractéristiques particulières du poste de travail.
Il est à noter qu’à l’exception de l’activité partielle, la mise en œuvre des dispositifs les plus protecteurs pour l’emploi des salariés, comme le prêt de main d’œuvre, le congé de mobilité volontaire sécurisée, les accords sur l’aménagement du temps de travail, les accords de performance collective, apparaît d’un premier abord plus complexe, puisqu’elle exige un accord individuel ou collectif, que celle des dispositifs destructeurs d’emploi comme le licenciement collectif pour motif économique, ou le choix de la sous-traitance dont la mise en œuvre est certes concertée, mais unilatérale. Ce déséquilibre est peut être le résultat de la crainte que la partie prenante la plus concernée, la communauté des salariés, n’ait pas la capacité de prendre en compte, selon les préconisations de l’IGOPP, les attentes raisonnables des autres parties prenantes, et d’inscrire la négociation dans l’intérêt à long terme de l’entreprise, comme cela peut être le cas dans une Scop. Le dispositif est encore incomplet mais la communauté des salariés est bien reconnue par les textes comme une partie prenante de l’entreprise et lui accorde une force d’influence variable. Dans la réalité des relations professionnelles, cette force d’influence dépend de la confiance qui peut lier gouvernance de l’entreprise et salariés, que notre longue histoire de relations sociales antagonistes ne facilite pas. Il est fort à parier que suivant l’exemple de la Cour suprême du Canada, nos magistrats auront, lors de cette décennie qui débute, à s’assurer qu’aucune partie prenante n’est privilégiée.
Jacques Uso / Jane Laure Nowaczyk