Responsabilité pénale des salariés et de l’employeur : de l’utilité des délégations de pouvoirs 2/2
10 décembre 2018
Responsabilité du salarié et de l’employeur
L’employeur ne peut pas demander au salarié de l’indemniser pour les dommages qu’il a causés lorsque ceux-ci résultent d’erreurs, négligences, imprudences ou de fautes commises sans intention de nuire à l’entreprise. Il est en effet, considéré que le salarié placé dans un état de subordination ne peut être tenu responsable, au regard de l’employeur, des risques de l’exploitation (18). L’employeur ne peut en principe obtenir réparation de son propre salarié que s’il démontre l’existence d’une faute lourde, c’est-à-dire révélant l’intention de nuire à l’entreprise (19). Commet une faute lourde le salarié qui fait de la rétention de matériel, paralysant totalement les services pendant cinq jours et qui persiste dans son comportement malgré la mise en garde de son employeur sur les conséquences de cet acte (20) ou celui qui dénigre systématique l’agence immobilière qui l’emploi, en diffusant des informations inquiétantes sur les finances de l’agence auprès des agents commerciaux, et met en place une entreprise concurrente (21).
A l’inverse, ne constitue par une faute lourde le vol, car bien qu’il comporte un élément intentionnel, celui-ci n’implique pas nécessairement l’intention de nuire à l’employeur (22), ou le fait de fouiller dans les dossiers du service comptabilité et d’en avoir fait des photocopies (23).
Toutefois, en dehors de toute faute lourde, les salariés ne bénéficient pas d’une immunité sur le terrain de la responsabilité délictuelle. En effet, lorsqu’un collaborateur commet un abus de fonctions en utilisant pour ses besoins personnels un véhicule de l’entreprise, en dehors du temps de travail, il est possible à l’employeur d’engager sa responsabilité suivant les principes généraux du droit de la responsabilité (24). Le succès de l’action de l’employeur sur le terrain de la responsabilité délictuelle implique toutefois que les salariés se soient soustraits à son autorité en adoptant un comportement étranger à l’exécution du contrat de travail. Ne répond pas à cette exigence l’abus de fonction commis par deux chauffeurs routiers à l’heure d’une pause repas au cours d’un déplacement professionnel (25) ou le détournement de carburant organisé par un pompiste, dans le cadre de ses fonctions, sur le lieu même et pendant ses heures de travail, au bénéfice de chauffeurs et au préjudice de leur employeur, fut-il condamné des chefs d’escroquerie et de complicité d’abus de confiance (26), ou les vols commis, à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions, par des préposés de sociétés d’entretien ou de gardiennage (27). En revanche, le cadre qui se rend coupable des délits de harcèlement moral et sexuel, lesquels ont entraîné une condamnation pénale, peut, en dehors de toute faute lourde, être condamné à réparer le préjudice causé à l’entreprise dont il a terni l’image auprès des autres salariés (28).
La délégation de pouvoirs
L’article L. 4741-1 du code du travail pose le principe de la responsabilité de l’employeur pour les infractions entrant dans son champ, commises par les salariés. La question de la délégation de pouvoirs s’est par conséquent posée dans un premier temps en ce qui concerne ces infractions spécifiques créées par le code du travail et notamment en matière de santé et de sécurité. En effet, l’infraction aux règles énoncées par le Code du travail ne peut être retenue à la fois contre l’employeur et contre le salarié délégataire (29). La Cour de cassation a admis très tôt la validité des délégations de pouvoirs (30) et a élargi leur domaine d’application considérant que « Hors le cas où la loi en dispose autrement, l’employeur, qui n’a pas personnellement pris part à la réalisation de l’infraction, peut s’exonérer de sa responsabilité pénale s’il rapporte la preuve qu’il a délégué ses pouvoirs à une personne pourvue de la compétence, de l’autorité et des moyens nécessaires » (31). Les magistrats ont exclu qu’un employeur puisse faire état d’un contrat conclu avec un bureau d’études ayant pour objet la réalisation de travaux relatifs à la sécurité d’un chantier important pour considérer par là même qu’il avait délégué son pouvoir à cette société, ou qu’une délégation de pouvoirs puisse s’inscrire dans les relations entre l’administrateur judiciaire désigné par le tribunal de commerce dans une procédure collective et le chef de l’entreprise en difficulté (32). Ces arrêts laissent penser que le délégataire doit nécessairement être un salarié de la société. Il a toutefois été jugé que le délégataire peut être salarié d’une autre société du groupe. Ainsi, a été considérée opérante la délégation des fonctions de chef de sécurité faite pour l’ensemble des sociétés composant un groupe, qui avait pour mission de contrôler l’application de la réglementation, d’assurer la charge de la prévention des accidents du travail et d’organiser des stages, et qui disposait ainsi de tous les moyens nécessaires pour assurer la sécurité des travailleurs, (33). Il semble que les magistrats soient moins attachés à la qualité de préposé de la société concernée, qu’à l’observation que sont bien réunis les critères de compétences, moyens, et autorité qui permettent au délégataire d’éviter la commission de l’infraction. En ce sens, les magistrats considèrent que l’absence de délégation de pouvoirs peut constituer la faute personnelle requise par l’article L. 4741-1 du Code du travail pour que soit retenue l’infraction à la réglementation sur la santé et la sécurité, et reprocher à l’employeur de ne pas avoir mis en place de délégation alors même qu’il était dans l’incapacité de veiller personnellement et constamment au respect de la réglementation (34). C’est du reste la seule finalité pertinente des délégations de pouvoirs. Il ne s’agit pas pour le dirigeant d’une entreprise de se décharger de ses responsabilités sur ses salariés. Nous avons d’ailleurs souvent constaté qu’en présence de délégations parfaitement valables les dirigeants ont tendance à ne pas les produire ou à n’en faire état qu’en situation extrême, quand la dégradation de l’image de la direction pourrait porter atteinte au bon fonctionnement de l’entreprise. La délégation de pouvoirs est la formalisation de la répartition effective des responsabilités les plus aiguës, puisqu’elles peuvent mettre en cause les libertés individuelles. La mise en place de délégations de pouvoirs n’est pas un acte par lequel l’employeur met à charge de ses salariés de nouvelles responsabilités. La délégation est le constat que le salarié dispose des compétences, moyens et de l’autorité, qui lui permettent d’éviter, et à lui seul, que soient commises des infractions prévues par le code pénal ou le code du travail, mais aussi le code fiscal, ou celui de la sécurité sociale, ou de l’environnement, santé publique, ou autre code de l’urbanisme ou du commerce. Il est en ce sens intéressant de relever que l’accord du salarié n’est pas nécessaire à la validité de la délégation de pouvoirs. Selon une jurisprudence déjà ancienne, l’employeur est tenu d’informer le délégataire de ses obligations et du contenu de la réglementation qu’il va devoir faire appliquer (35). L’acceptation ou le refus de la délégation sont relevés par les juges comme éléments de fait, soit pour retenir l’existence de la délégation en cas d’acceptation, soit pour l’écarter en cas de refus (36). Pour autant, la jurisprudence n’a pas fait de l’acceptation de la délégation de pouvoirs une condition expresse de sa validité. Cette solution se justifie par la nature juridique de la délégation de pouvoirs. Il ne s’agit pas d’une convention autonome, distincte du contrat de travail, mais d’une simple modalité d’exécution de ce dernier (37).
La formalisation de délégations de pouvoirs est un acte managérial courageux, structurant et de l’intérêt de tous. Il est courageux parce qu’il impose à l’employeur de partager une vision claire de son organisation et d’informer ses salariés du réel niveau de leurs responsabilités. Il est structurant parce qu’il oblige chacun à s’assurer en permanence, qu’il dispose des compétences, moyens, et autorité nécessaires, et à alerter si l’un ou l’autre de ces éléments fait défaut. Il est de l’intérêt de tous parce qu’il interdit les non-dits, et s’appuie sur la responsabilité et le dialogue, pour faire en sorte que la qualité de l’organisation et des modes de fonctionnement empêche la commission d’infractions, qu’elles soient ou non intentionnelles. Au final la formalisation des délégations de pouvoirs renforcent les relations professionnelles collaboratives et respectueuses de l’engagement de chacun.
Jacques USO
18 C. trav., art. L. 1234-1 ; C. trav., art. L. 1234-9 ; C. trav., art. L. 3141-26
19 Cass. soc., 25 oct. 2005, no 03-46.624
20 Cass. soc., 13 juin 2001, no 99-42.800
21 Cass. soc., 27 févr. 2001, no 98-44.453
22 Cass. soc., 6 juill. 1999, no 97-42.815
23 Cass. soc., 22 févr. 2000, no 98-40.184
24 Cass. 1re civ., 26 oct. 1965, no 63-10.442, Bull. civ. I, p. 431
25 Cass. soc., 6 mai 1997, no 94-43.058, Bull. civ. V, no 167
26 Cass. crim., 23 juin 1988, no 84-94.433
27 Cass. 2e civ., 22 mai 1995, no 92-19.172 ; Cass. crim., 16 févr. 1999, no 96-86.225
28 Cass. crim. 14 nov. 2017, no 16-85.161
29 Cass. soc., 12 janv. 1988, no 85-95.950; Cass. crim., 8 avr. 2008, no 07-80.535
30 Cass. crim., 28 juin 1902, Bull. crim., nº 237
31 Cass. crim., 11 mars 1993, nº 90-84.931P, pour un délit de contrefaçon; Cass. crim. 29-4-1998 n° 97-82.420 (n° 2675 D), M. : RJS 4/99 n° 613
32 Cass. crim., 12 déc. 1989, nº 89-81.074P ; Cass. crim., 30 janv. 1996, nº 94-83.505P
33 Cass. crim., 7 févr. 1995, nº 94-81.832 ; voir nº 35
34 Cass. crim., 1er oct. 1991, nº 90-85.024, Cass. crim., 31 oct. 2017, nº 16-83.683P
35 Cass. crim., 4 juin 1957, nº 3101/52P ; Cass. crim., 27 févr. 1957, nº 1824/56P
36 Cass. crim., 6 déc. 2005, nº 04-86.929 ; Cass. crim., 12 mai 2009, nº 08-82.187
37 Cass. crim., 21 déc. 1982 /Inédit/Cour d’appel de Nancy Chambre 2 , du 24 mars 1982
Office et Culture n°50 décembre 2018