Subordination et lien de subordination : un amalgame dangereux (2/2)

11 septembre 2018

Sans pour autant s’inscrire dans ces conditions de travail extrême, toute tentative de soumission de la volonté du salarié est sanctionnée. Le harcèlement moral est un délit. Le fait de tenter de soumettre la volonté d’un salarié, tout en respectant des conditions de travail en apparence dignes, est un délit. Il a ainsi été jugé que constituaient un harcèlement moral des agressions verbales répétées (35) ou de menaces lancinantes (36) des intimidations physiques et verbales (37) la multiplication des avertissements ou de sanctions injustifiés (38) le fait d’isoler la salariée en demandant à la collègue partageant le même bureau de ne plus lui parler (39) ou de confiner un salarié à un périmètre de déplacement pour le priver de tout contact avec ses collègues (40). En complément, une abondante jurisprudence fait application de l’article L 1121-1 du Code du travail qui pose le principe de proportionnalité selon lequel « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché », c’est-à-dire à l’intérêt économique dont l’employeur supporte le risque. Il peut s’agir de la liberté d’expression, de circuler, vestimentaire, de port de signes religieux, politiques ou philosophiques visibles. Sont mis à contribution le Conseil Constitutionnel, les instances judiciaires nationales et européennes. Pour ne reprendre que quelques exemples du travail effectué dans ce domaine par la jurisprudence nationale, il a été jugé que l’interdiction faite aux membres du personnel d’un hôtel, d’utiliser des emplacements de stationnement appartenant au domaine public voisin de l’hôtel, n’est pas une restriction justifiée (en l’occurrence de circuler) (41), comme le fait de priver de son passeport et de son téléphone le participant à une émission de téléréalité (42), ou la mise en place de pauses toilettes obligatoires, quand bien même seraient-elle justifiée par la nature de la tâche et les besoins de productivité (43), ou l’interdiction d’acheter un véhicule d’une marque différente de celle commercialisée par l’employeur (44), l’exigence qu’un salarié interrompre une période de repos pour se présenter à une cérémonie de vœux de l’entreprise (45), imposer au salarié sa présence à une activité de loisir à laquelle il ne voulait pas participer, à l’occasion d’un séminaire se déroulant à l’étranger (46), utiliser l’image d’un salarié sans son consentement dans des documents internes (47) ou externes (48). Il a enfin été jugé récemment qu’un management par la peur, qui ne réunit pas nécessairement les éléments constitutifs du harcèlement moral, peut constituer un manquement de l’employeur à son obligation de prévention (49). L’employeur doit donc s’assurer que son comportement n’inspire pas de crainte à ses salariés, qui doivent pouvoir user de leurs droits et libertés sereinement.

Le salarié est un être libre

Quel que soit l’angle d’approche il ressort que le salarié n’est pas soumis à son employeur. Il ne reste que les « managers », encore nombreux, apeurés par leur propre incompétence pour se cacher derrière cette vision du lien de subordination. Nous pensons à ce jeune ingénieur formation qui nous est proche, dont la « manager », jeune également, voulait imposer un reporting étroit sans en expliquer la finalité et qui de guerre lasse y a renoncé, mais a fait en sorte que son départ soit acté. Le salarié est un être libre. L’objet du contrat de travail et en particulier du lien de subordination n’est pas de formaliser un quelconque renoncement du salarié à certaines de ses libertés. En signant le contrat de travail le salarié ne se soumet pas à son employeur. Comme toute convention le contrat de travail créé des obligations à l’égard de chacune des parties. Le loueur par exemple doit fournir un bien propre à la location et le locataire doit faire usage de ce bien conformément à sa destination. L’employeur doit fournir le travail promis, le salaire correspondant, les moyens nécessaire pour accomplir le travail. Le salarié doit réaliser le travail et, étant de bonne foi, il doit faire ses meilleurs efforts. Le lien de subordination n’est autre que cet engagement du salarié à sa bonne foi, à faire ses meilleurs efforts pour réaliser le travail. Si l’on en conclue qu’il crée une forme de soumission à l’employeur, un renoncement à certaines libertés ou à un degré de liberté, il faudrait aussi considérer que le bail créé un lien de subordination entre le loueur et le locataire qui ne peut pas faire un usage totalement libre du lieu qui lui sert de domicile ou de la voiture qu’il utilise au quotidien pour ses déplacements. Le lien de subordination n’est défini par aucun texte. Il est une construction jurisprudentielle.

L’expression même de « lien de subordination » n’est pas définie par le code du travail. Elle est issue d’une construction historique qui ne correspond plus à la réalité sociale, à tel point que l’on peut légitimement s’interroger, comme nous l’avons vu précédemment, sur sa place dans le contrat de travail. Il serait probablement pertinent de réinventer une expression, les mots clarifiant et forgeant les concepts. Il pourrait s’agir d’un lien de collaboration salariée qui s’opposerait au lien de collaboration commerciale, ou libérale. Les mots restent toutefois rattachés à des projections sociales aux racines profondes. Dans cette entreprise du domaine des services que nous accompagnons, lors d’une réunion d’un comité d’entreprise, les consultants mandatés par la direction pour analyser des scénarii d’évolution de l’organisation d’un service ont utilisé le terme « collaborateurs » avant de faire part de l’appréciation des salariés sur les schémas présentés. Les élus d’un syndicat qui affiche une posture nationale antagoniste ont repris les consultants en leur interdisant d’utiliser ce terme et en leur imposant d’utiliser le terme « salariés ». Ils rappelaient qu’en effet les salariés sont soumis au pouvoir de direction de l’employeur, à ses décisions et qu’il ne fallait pas tenter de les tromper en utilisant une terminologie qui pouvait leur laisser espérer une liberté dont ils ne disposaient pas. Ces mêmes élus ont distribué quelques jours plus tard un tract rappelant aux salariés qu’ils n’étaient pas des collaborateurs.

Le salarié s’inscrit dans une organisation

La confusion entre lien de subordination et subordination ou soumission ne vient pas que de certains employeurs. C’est regrettable. C’est oublier que le salarié est un citoyen, majeur, libre et responsable de ses actes. Certes, selon la situation économique et la rareté de ses compétences il peut valoriser plus ou moins fortement la contribution qu’il apporte à l’entreprise et la finalité alimentaire de l’activité salariée justifie que les abus des employeurs soient sanctionnés juridiquement ou socialement. Mais c’est le lot de tous les contrats et cela ne crée pas une posture de soumission particulière. Par son engagement le salarié s’inscrit dans une organisation. Il doit être en mesure de la comprendre, percevoir sa place, et sa contribution à ses enjeux, pour réaliser son activité en connaissance de cause, volontairement et dignement. C’est l’objet de l’organisation du droit d’expression individuel mais aussi de l’information faite au CSE qui concerne aussi bien la stratégie de l’entreprise que ses modes opératoires. Le lien de subordination, lançons-nous, le lien de collaboration salariée, est le résultat d’un acte volontaire qui est la signature du contrat de travail. Cette volonté doit se poursuivre tout au long de l’exécution du contrat de travail. C’est le rôle de la ligne managériale de faire en sorte qu’elle persiste, en s’assurant que le salarié ne soit pas soumis à des contraintes qu’il considère illégitimes, c’est-à-dire injustifiées ou déséquilibrées, et que son individualité, sa personne, soit totalement respectée par une écoute sincère et des relations loyales. Il y a là un espace pour l’engagement réel du salarié, ses critiques constructives sur l’organisation, les moyens, la distribution du travail, dans le cadre d’une délégation conscientisée dont le degré de contrôle est défini d’un commun accord.

Jacques Uso

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35. Cass. crim., 20 mai 2008, no 06-86.580
36. Cass. crim., 1er avr. 2008, no 07-86.891
37. Cass. soc., 6 juin 2012, no 11-17.489
38. Cass. soc., 23 sept. 2009, no 08-44.062
39. Cass. crim., 20 mai 2008, no 07-86.603 ; Cass. soc., 23 sept. 2009, no 08-44.061
40. Cass. soc., 10 nov. 2009, no 07-42.793
41. Cass. soc. 1-6-1994 n° 91-40.695
42. CA Versailles 13-12-2011 n° 10/01826, 6e ch.
43. C. prud. Quimper 18-3-1996 n° 95-433
44. Cass. soc. 22-1-1992 n° 90-42.517
45. CA Pau 20-12-2001 n° 00-1622
46. CA Toulouse 21-5-1993 n° 92-3894
47. CA Versailles 11-5-2004 n° 03-3256
48. CA Grenoble 27-1-2003 n° 99-4102
49. Cass. soc. 6-12-2017 n° 16-10.885

Office et Culture n°49 septembre 2018